L’autrice et metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen présentait hier sa dernière pièce, créée au Festival d’Avignon, « Lacrima », au théâtre de l’Odéon à Paris. Une immersion sensible et précise dans le monde de la haute-couture et sur le secret comme condition d’exercice de la violence.
Dès le début, elle est là. Blanche, immaculée, scintillante. On la croirait tombée du ciel, cette robe de mariée qui trône dans l’atelier de couture parisien. Le noir scénique est éveillé par les néons qui éclairent les établis et le matériel de couture. L’ambiance est calme, froide. Une première femme entre en scène, elle est en visio avec une certaine Marion qui ne lui répond pas, qui finit par entrer en scène. Elle semble épuisée, comme au bout d’elle-même, prise dans la vase d’une douleur qui l’ensevelit. La robe est finie, magnifique. Marion s’écroule, les pompiers déboulent, puis sa fille. On ne comprend pas bien ce qu’il se passe, on comprend que pendant trois heures va se jouer devant nous l’histoire qui conduit à cet instant précis, et déjà, sans trop savoir pourquoi, on se dit : tout cela pour une robe, tout cela à cause d’une robe.
Caroline Guiela Nguyen réussit la prouesse de mettre en scène une fiction chorale où s’entremêlent, sur huit mois et trois lieux, les histoires personnelles de toustes celles et ceux qui vont confectionner la robe de mariée de la princesse d’Angleterre. Les trois heures de représentation sont tissées en cinq parties, dans un équilibre parfait, nous faisant passer d’Alençon à Mumbai avec des escales à Paris, le tout grâce à une grande mobilité du décor et à l’utilisation de la vidéo, projetée sur grand écran.
Tout commence huit mois avant la scène initiale. À Paris, dans les ateliers de la maison Beliana, alors en pleine production de la collection printemps/été 2025. On retrouve Marion, première d’atelier, et ses équipes. La tension est palpable, iels apprennent en visio par le styliste, Alexander, que la maison de couture obtient la confection de la robe la plus attendue du siècle. Marion, assise, est bouleversée, toute son équipe est derrière elle, en arc de cercle, soutenante, toute sauf Julien, confrontant, qui est contre ce projet. Qui est-il ? Les échanges laissent présager des liens étroits entre les personnages sans que l’on puisse dire lesquels.
À Alençon, le travail des dentellières est mis en avant via une émission de radio qui reviendra par trois fois dans la pièce. Vera, la doyenne Thérèse et la toute jeune Sophia témoignent de la filiation de cet artisanat, dont la technique est un secret industriel qui ne s’apprend que dans la transmission en direct. Quand en France, ces femmes sont chargées de la restauration du voile qui a été confectionné, dès années auparavant, par leurs mères, leurs grand-mères, leurs sœurs ; à Mumbai, Abdul se voit confier la broderie de la traîne.
Si toutes les histoires ont en commun la confection de la robe, cette tâche draine pour chacun•e beaucoup d’autres choses. Très vite on comprend que la famille, la filiation occupe une place majeure dans ce monde de tissus, de perles et de fils. Mais la force de cette pièce – et sans mauvais jeu de mots – est qu’elle n’est pas cousue de fil blanc. Tout ne paraît pas si simple, tout n’apparaît pas au premier coup d’œil.
À Paris, dans l’atelier, Marion travaille avec sa belle-mère, son mari Julien, et sa fille Camille, qui est en stage. À Mumbai, Abdoul reçoit de nombreux appels de sa fille qui loue son art et s’inquiète pour son père. À Alençon, Thérèse se trouve obligée, par sa fille, à replonger dans l’histoire familiale, dans les secrets qui entourent la mort de sa sœur aînée Rose pour sauver sa petite fille Rosalie, atteinte d’une maladie génétique rare. La famille est une broderie où les un•es et les autres sont entremêlé•es, par les sentiments et les gènes, par les dénis et les non-dits.
Tout au long de la pièce, cette coexistence des lieux et des histoires est permise par l’utilisation de la caméra et l’usage du split-screen. Cette division de l’écran en plusieurs parties transcrit l’idée chère à Caroline Guiela Nguyen que nos vies prennent place les unes à côté des autres. Il est aussi important de saluer la justesse et la précision des prises de vue qui sont d’une profondeur et d’une sensibilité extrême, notamment lorsque l’image fait exister en gros plan le travail sur la dentelle et la broderie, ou lorsque l’inscription en toutes lettres de certains mots, de certaines phrases vient appuyer la violence de ce qui se joue.
Cette violence, elle n’est possible que parce que le silence règne, que parce que le sceau du secret est posé. À ce titre, il semble important de pointer le travail apporté sur le son – qui les trois heures de représentation durant ne va cesser – dans cette pièce où la question du silence est omniprésente. L’accompagnement sonore souligne et conduit le sentiment d’oppression qui nait de l’imposition d’un carcan de secret. La scène de la signature du contrat qui met sous le sceau du silence toutes les personnes liées à la confection de la robe est une mise en abyme parfaite de ce qui enferme, à titre individuel, chacun des personnages.
Lors de l’une des émissions de radio, les dentellières d’Alençon parlent de l’apnée dont souffrent les femmes qui exercent cette profession. Elles sont parfois tellement concentrées qu’elles oublient de respirer. L’oppression aussi empêche de respirer. Au fur et à mesure que la pièce avance, que les scènes et les échanges se succèdent, assis•es sur notre siège, on ressent cette mise en apnée. On étouffe. On étouffe dans les échanges entre les ateliers de Mumbai et les cabinets juridiques de Paris qui imposent des contrats d’éthique intenables et surréalistes, témoins d’une violence qu’exerce toujours l’Occident sur les petites mains ouvrières de l’autre bout de la terre. On étouffe à l’énumération du nombre de perles et du nombre d’heures, en centaines de milliers. On étouffe quand on comprend ce qui se joue entre Marion et Julien, pendant cette scène où par le son et par les corps des comédien•nes, ce qui se passe devient insoutenable. On étouffe quand on saisit le sens de ce groupe de mots qui revient à plusieurs moments dans la pièce : « éteindre l’incendie ».
Tout cela est drainé par une robe. Tout cela se passe grâce ou à cause d’une robe. Les secrets restent cachés dans les étoffes, comme les initiales brodées dans les plis, comme les larmes qui ont noué les coutures. Prouesse d’écriture, « Lacrima » dévoile la pluralité des systèmes d’oppression, et par la justesse de la mise en scène et du jeu des comédien•nes, est une ode au dialogue, à la communication, pour que plus aucun sceau de silenciation ne subsiste.