Laurène Marx retrouve la scène du Théâtre Ouvert, où nous l’avions découverte, sidéré·e·s, en 2023. Depuis, elle a imposé son style de stand-up triste, cette écriture brûlée vive, au monde. Désormais, elle transmet sa façon de faire entendre la colère dans le corps des autres. Après Jag et Johnny, c’est à Rita qu’elle offre un écrin pour délivrer sa colère, un portrait même.
Dans Jag et Johnny, Jessica Guilloud disait : « Il faut raconter toutes les histoires ». On apprend, via le dossier de presse, comment s’est passée la rencontre entre Laurène Marx, Rita Nkat Bayang et la comédienne Bwanga Pilipili. Nous sommes en Belgique, le 30 septembre 2023, Laurène entend un texte de Bwanga qui parle d’une violence policière envers un enfant de 9 ans, oui, 9 ans, seul noir de son école, harcelé de toutes parts. Le lendemain, elles se rendent au rassemblement pour condamner cette agression. Elles écoutent Rita, la mère de Mathys, la victime, exposer ce que Laurène définit comme le « racisme systémique expliqué aux idiots ». À partir de là, l’envie vient, nécessaire, urgente, de raconter la vie de cette femme dans son ensemble, depuis le début et même après, pour comprendre comment le mécanisme de domination se met en place de façon implacable. Cela devient un seule-en-scène. Bwanga incarne Rita dans le rythme des mots de Laurène. C’est donc un palimpseste à trois voix, trois blessures qui se rejoignent pour en faire un portrait : le portrait de Rita.
Seule devant un micro, Bwanga Pilipili se tient devant nous, vêtue d’une belle robe orange et de chaussures de boxe aux pieds. L’allure est étrange : elle est un mélange d’adorable et de colère. Et cela va se confirmer : Rita, malgré toutes les peines et les douleurs du monde, est adorable. Elle arrive même à nous faire sourire, parfois même à nous faire rire clairement. Pourtant il n’y a vraiment, mais alors vraiment, rien de drôle. Rita raconte son parcours Yaoundé, Bruxelles, le passage de sa vie de femme d’affaires à celle d’esclave et surtout, partout, tout le temps, la haine des Noirs, le racisme qui vomit partout, de l’Ehpad à, donc, la cour de l’école. Laurène Marx sait mieux que personne raconter les histoires, en scandant le texte pour nous suspendre au récit. Elle découpe le fait, le malaxe avec tout le reste. Et alors, de façon brillante, cette agression démente, un enfant de 9 ans collé au sol par le genou d’un flic, s’inscrit non pas dans un matin pourri, mais dans une vie pourrie.
Rita demande : « Il a fait quoi, Mathys ? », et nous aussi on se demande, comme elle. Ça doit être très grave pour que la police débarque dans l’école, humilie le gosse et appelle en urgence la mère ? Non ? Eh bien non. Mathys a jeté un caillou sur, ou plutôt à côté d’un camarade raciste. Et le voilà, au sol façon George Floyd. Comme il a 9 ans, les flics ne le tuent pas. C’est ça qu’on se dit : qu’il a eu de la chance d’avoir 9 ans. Alors, quand Rita, dans la voix de Bwanga, dit à son fils : « Ça va aller », on doute.
Avant, il y a eu une rencontre sur Internet avec un certain Christian. C’est lui qui a arraché Rita à son pays natal. Puis il y a eu les coups. Puis une grossesse. Rita se taille. Et puis, il y a ce jour-là où la vie bascule encore plus que d’habitude.
La lumière va et vient sur le corps de la comédienne, elle se resserre quand l’angoisse monte et, étonnamment, la joie fait son chemin : la danse, la musique (At last d’ Etta James, My song de Labi Silfre, I wish I Knew How it Would feel to be free de Nina Simone) viennent redonner de la légèreté et de la force à cette vie de galère. Laurène Marx arrive à rendre audible ce récit et à le performer pour que l’écoute soit obligatoire. Elle maîtrise ce millefeuille de récit pour qu’il soit cohérent sans jamais céder aux codes du théâtre. Elle se tourne vers différentes formes de discours, et s’autorise d’aller chercher du côté de la chanson, elle convoque Jacques Brel et la mélodie de Ces gens-là pour y poser la voix et l’histoire, pour une fois encore, les faire entendre plus fort. Laurène Marx ne cherche pas la représentation fictionnelle, elle cherche la réparation, Portrait de Rita ne fait pas semblant.
Portrait de Rita, du 11 au 30 septembre à Théâtre Ouvert.
Jag et Johnny les 13, 20 et 27 septembre à Théâtre Ouvert
Pour un temps soit peu, à l’espace 1789 les 14 et 15 octobre
Visuel : ©Christophe Raynaud de Lage