Créé au Capitole de Toulouse, Le Voyage d’automne, troisième opéra de Bruno Mantovani, met en scène, avec chœur et orchestre, une page obscure de l’Histoire de France : le voyage des intellectuels français en Allemagne nazie à l’automne 1941. Une grande œuvre lyrique, où règnent les voix d’hommes et un théâtre sans merci.
Inspiré par un livre de François Dufay et sur un livret extrêmement fouillé historiquement, littérairement et psychologiquement par Dorian Astor, Le Voyage d’automne nous plonge dans le wagon des intellectuels français emmenés par Gerhard Heller (Stephan Genz) vers Weimar. Marcel Jouhandeau (Pierre-Yves Pruvost), Jacques Chardonne (Vincent Le Texier), Ramon Fernandez (Emiliano Gonzales Toro), bientôt rejoints par Robert Brasillach (Jean-Christophe Lanièce) et Pierre Drieu La Rochelle (Yann Beuron, qui est une apparition), doivent participer, à l’invitation de Goebbels lui-même (qui fait une apparition faustienne par la voix de William Shelton), à un colloque qui célèbre les lettres de l’Europe nazie.
C’est une page tristement célèbre de la collaboration que Bruno Mantovani transforme en opéra. En donnant voix aux démons de chaque personnage singulier – et notamment Jouhandeau et Drieu –, il pose, du point de vue des artistes, la question de la trahison des clercs. Et, sans comparer 1941 à notre époque, il amène sur le devant de la scène une question plus que jamais actuelle : « Qu’aurais-je fait ? »
Pour ce faire, il propose douze tableaux qui se succèdent comme dans un thriller métaphysique, où les voix sont en majesté. Tout commence par la fin, par la passion et à capella, comme si l’œuvre nous propulsait immédiatement au cœur de l’essence de l’opéra. Le duo inaugural formé par Pierre-Yves Pruvost et Stephan Genz se passe donc d’orchestre pour revenir en 1949 sur ce « beau voyage » dont ils sont – au moins partiellement – rescapés.
La matière de l’œuvre est extrêmement riche : elle alterne des moments de grâce vocale, notamment dans le troisième acte, du parler-chanter qui donne toute leur force aux mots des écrivains collaborateurs et des temps instrumentaux marqués où l’orchestre règne. Le Français et l’Allemand se mélangent de manière troublante. Surtout lorsqu’on entend la foule avec ses chants nazis d’époque et quasiment religieux. Le chœur, dans cette œuvre, joue implacablement le rôle qui lui est dévolu depuis Sophocle.
Ainsi, à partir du moment où la machine infernale se met en marche, on ne l’arrête plus, et c’est à la fois une expérience terrible et superbe que de suivre ce chemin de croix vers la honte et la compromission.
Malgré les mots des intellectuels, repris, dits et projetés, il est impossible d’oublier dans quel cadre ils raisonnent, négocient avec eux-mêmes et, finalement, agissent : la mise en scène parfaitement symbolique et grise de Marie Lambert-Le Bihan, ainsi que les éclairages coulissants de Yaron Abulafia, ne nous laissent jamais oublier la collaboration poussée à son paroxysme.
C’est avec ce martèlement de conscience que l’opéra dépasse sont décorum d’époque et ses costumes (chapeaux mous, brassards rouges…). Mantovani nous parle ici et maintenant, avec une sacralité négative qui ne laisse aucun espace aux ruines et à la nostalgie. Le Voyage d’automne pose la question des plumes et de l’encre comme armes, à l’heure même où nous n’avons plus que des claviers, mais où les idéologies font à nouveau tomber les feuilles des arbres.
Sans distanciation aucune, l’on ressort du Capitole avec une obsession et un malaise : si le ventre est encore chaud, savons-nous nous comporter en humains et non en bêtes immondes ?
Le Voyage d’automne, création mondiale à l’Opéra National Capitole – Toulouse, le 22/11/2024, 2h20 sans entracte.
Crédit photo (c) Mirco Magliocca