Fidèle à son compositeur fétiche, l’Opéra de Saint-Étienne propose une nouvelle production de la trop rare Thaïs de Massenet. Il a proposé au metteur en scène, Pierre-Emmanuel Rousseau, de livrer sa version de l’œuvre en corrélation avec Victorien Vanoosten qui propose des aménagements inédits de la partition en plus d’une direction fine et dramatique. La distribution n’est pas réellement au même niveau d’excellence, sans gâcher pour autant une production qui, sans doute, fera date.
Thaïs est un opéra mal-aimé, qui traine avec lui la réputation d’une œuvre datée, trop ancrée dans son époque, une fin de XIXe siècle précieuse, indolente et fatiguée. Une réputation qui a parfois entaché toute l’œuvre de Jules Massenet, et à laquelle seuls Werther et Manon ont pu réchapper pour émerger de façon régulière dans le grand répertoire. Thaïs, comme Hérodiade, a souffert de cette désaffection, ainsi que de la momentanée disparition d’une école de chant spécifiquement française, seule capable de les servir, entre les années 1980 et 2000. Ce sont pourtant deux chefs-d’œuvre qui méritent d’être montés de façon régulière.
Or, Thaïs a disparu de la scène de l’Opéra de Paris depuis 1956, et très rares sont les productions récentes, comme celle de Jean-Louis Grinda à Monte-Carlo en 2021 (la dernière production stéphanoise date de 2009). L’époque actuelle n’est guère propice à la prise de risques de la part des programmateurs, du fait d’une situation très tendue sur le plan financier, causée par le désengagement de l’État et les vicissitudes concernant le soutien des collectivités locales aux opéras régionaux. Elle bénéficie pourtant de l’émergence récente de voix francophones de haut vol qui rendent possibles le retour en grâce de ces œuvres négligées. Pour peu qu’un metteur en scène audacieux ose s’y confronter, et qu’on lui permette de travailler avec un chef d’orchestre parfaitement rompu aux subtilités de cette musique française du XIXe siècle, la gageure devient possible. Il reste que le fait de trouver des chanteurs capables d’endosser les rôles des trois personnages principaux de la distribution, relevant du seul choix du directeur de la maison, est un dernier écueil, et non des moindres, qui freine le développement des productions.
Il est vrai que, de prime abord, une courtisane qui se convertit suite à une rencontre avec un moine, et entame un parcours vers la sainteté qui la mène à la mort, est un sujet qui semble correspondre à une éthique qui n’a plus cours, à une morale religieuse surannée, bien loin de l’air du temps. Mais si on y réfléchit, la perspective s’est inversée. Ce qui, en 1894, année de la création de l’œuvre, pouvait choquer, à savoir la vision d’une courtisane lascive capable d’ensorceler un moine (d’autant que Thaïs apparaissait sur scène assez dénudée, du moins affublée d’un justaucorps couleur chair qui permettait de la croire nue, vue de loin) ne choque plus personne aujourd’hui. Par contre, ce qui ravissait les bien-pensants d’alors, la conversion d’une pécheresse et son chemin de croix vers la vision du Très-Haut, semble au premier abord très loin des préoccupations du public actuel. Et pourtant, si on y réfléchit bien, le fanatisme hypocrite d’un prédicateur qui cache ses désirs inassouvis et inavouables derrière un langage de prosélyte peut résonner fortement dans l’actualité de notre époque, autant que l’attitude de Thaïs, qui transcende les errements d’une vie sans but dans un mysticisme suicidaire. Vu sous cet angle, le propos peut trouver un réel écho dans le monde moderne.
Le metteur en scène français est un cas : créateur de ses décors, de ses costumes (pas moins de cent cinquante ici, confectionnés dans les ateliers ligériens) et metteur en scène, il cumule les casquettes et maîtrise le processus créatif de bout en bout, ce qui n’est pas fréquent (lisez à ce propos notre interview de Pierre-Emmanuel Rousseau ici). Par ailleurs, il présente une vision très personnelle des ouvrages qu’il monte, bien souvent adossée à des œuvres cinématographiques.
Ici c’est L’Apollonide – Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello (2011) qui a orienté son travail. Dans la perspective du film, Thaïs perd ses atours d’actrice et courtisane antique pour revêtir ceux d’une femme fatale, mi-danseuse de cabaret, mi-prostituée de luxe. Le metteur en scène replonge l’œuvre dans l’époque de sa création, avec ses bourgeois en hauts-de-forme – et en porte-chaussettes quand ils ont tombé le pantalon – ses petites femmes en corsets à vertugadins, poufs ou queues d’écrevisses, en négligés de soie plus ou moins transparents pour les « filles », ses canapés de type « indiscret », ses bouteilles de champagne bues au goulot, et même une pipe d’opium que Thaïs fume pour « tenir ». Il y ajoute une orientation très cabaret : chaises de bois dorées à barreaux tournés, serre-têtes ornés de plumes rouges ou noires, corsets de cabaret. Rousseau use de toute l’imagerie de la bamboche désespérée de la fin du XIXe siècle pour esquisser un monde clos, toxique, dans lequel Thaïs se sent étouffer face à l’hypocrisie et à la domination des hommes (« Tous ces hommes ne sont qu’indifférence et que brutalité », chante-t-elle au premier tableau de l’acte deux). Peut-on faire plus actuel que cette réflexion sur la place des femmes dans le regard et le plaisir des hommes ?
Pour figurer à la fois la terrasse du palais de Nicias et la maison de Thaïs, il a imaginé un décor de cabaret formé par une petite scène semi-circulaire posée au-dessus de trois marches dorées en arc de cercle, que découpe une arche munie d’ampoules serties dans des étoiles dorées et dont le fond est garni de miroirs. Le dessus de cette arche est orné d’un long tableau entouré des mêmes ampoules, représentant une Vénus callipyge allongée, et deux tableaux de femme nue ovales l’entourent en miroir. Quelques indiscrets rouges meublent le reste du plateau. Un grand rideau doré (devant lequel a lieu la scène entre Athanaël et le serviteur de Nicias) cache régulièrement ce décor de palais, dont on aperçoit sur les côtés et au-dessus de la mini-scène les murs de marbre noir strié. Au plafond trônent deux lustres de cristal, et la dorure se retrouve dans les ornements d’une des robes fuchsia de la courtisane, comme dans le petit rideau qui cache ou découvre la mini-scène, et dans les replats de rideaux qui encadrent la grande scène. La Charmeuse intervient dans une cage dorée sur cette mini-scène, qui symbolise la maison de Thaïs, et un lit également doré y trône, au début de l’acte deux. Symboliquement, Pierre-Emmanuel Rousseau fait cette scène dans la scène la maison de Thaïs : la comédienne n’est chez elle que sur scène, naturellement. Et il saura l’utiliser derrière des tulles pour les songes à venir.
À l’opposé de tout cela, le metteur en scène, évacuant l’orientalisme antique, joue la carte de la sobriété avec les autres décors : seuls quelques bancs de bois stylisés pour celui du monastère de la Thébaïde, devant un tulle limitant la profondeur de scène au maximum, et une grande croix noire attachée aux cintres par des chaines ô combien symboliques, ainsi qu’un arc de lumière en forme d’ogive cintrée symbolisant le lieu de culte.
Tout aussi empreint de sobriété, le décor du désert où échouent Thaïs et Athanaël au troisième acte n’est formé que d’un amoncellement de chaises et de tables brûlées à jardin, image désolée des restes du palais que la courtisane a incendié à son départ, devant un tulle qui distille un soleil de plomb.
Au dernier tableau, un simple lit blanc sera l’ultime couche de la repentie, dans le monastère d’Albine, seulement caractérisé par des lustres de bois rectangulaires portant trois lignes de cierges, deux au sol autour desquels prient les religieuses, deux accrochés aux cintres par des chaines encore, devant un rideau noir. Le contraste entre la profusion de mouvements, de couleurs et de lumières lors du second acte et l’austérité des deux autres permet à l’action de se dérouler avec les pleins et les déliés nécessaires à sa juste perception par le spectateur.
N’oublions pas de saluer également le travail de Gilles Gantner, dont les lumières complexes et variées offrent aux décors des perspectives et des orientations habilement dégradées.
Le décor principal emmène le spectateur dans le monde des fêtes sans but et sans fin de la haute société du XIXe siècle où le corps de la femme est autant objectivé que mis en valeur. La danse lascive qu’interprète Thaïs à son arrivée, au second tableau du premier acte, en robe de cabaret rose, est dédoublée derrière elle par un danseur, Carlo d’Abramo, (danse reprise derrière un tulle lors du songe d’Athanaël au second tableau du troisième acte), et marque le lien entre chant, danse et nudité qui définit le personnage tentateur. La femme, l’homme, le couple sont tous caractérisés par le metteur en scène avec une grande acuité : la Charmeuse devient comme un petit oiseau sur une balançoire dans la cage dorée, symbole de l’objectivation de la femme-proie, quand elle darde ses vocalises et notes piquées de pitoyable volatile. L’homme est multiplié, représenté par les choristes en frac et très vite débraillés, mais se voit aussi analysé de façon plus complexe tant il est infantilisé au moment où Crobyle et Myrtale en déshabillés de soie forcent Athanaël à se dévêtir pour être « déguisé » en smoking. Le couple sans amour, lui, est représenté de la plus simple des façons : Thaïs et Nicias chantent leur duo « Demain, je ne serai pour toi plus rien qu’un nom ! » chacun sur un indiscret, l’un à cour, l’autre à jardin.
Élément ajouté par Pierre-Emmanuel Rousseau, le costume du danseur, double de Thaïs, fait de lui une sorte de Janus androgyne, mi-homme en frac noir mi-femme en corset de cabaret. C’est lui seul qui danse le ballet, mêlant des acrobaties à une chorégraphie lascive (réglées par Carmine De Amicis), exprimant à plein la complexité universelle des désirs et pulsions humaines, entre masculin et féminin, difficile à exprimer de façon explicite, mais tout aussi présente à la fin du XIXe siècle qu’à notre époque : lors du ballet du second acte, dans un cercle de lumière, Carlo D’abramo joue sur la dualité de son personnage, la main féminine gantée de rose tente de maîtriser la main masculine, et inversement, en vain. Ensuite on le retrouve sur la balançoire à la place de la Charmeuse, et il lance la fin de l’acte deux, une effrayante bacchanale, au cri des chœurs (« Evohé »), qui déchaine les bourgeois, au point qu’ils se mettent à lyncher l’intrus Athanaël, qui les empêche de jouir en rond, dans un véritable sommet d’intensité théâtrale, où les grondements des violoncelles, puis de tout l’orchestre se mêlent à ceux des chœurs. C’est un final du second acte apocalyptique, où toutes les filles et tous les bourgeois, après une sarabande endiablée, véritable chorégraphie de chœurs, se retrouvent à terre, quand Athanaël, Nicias et Thaïs sont seuls debout dans l’adversité, alors que les flammes allumées par Thaïs lèchent les miroirs de la mini-scène et que le feu et la fumée ravagent tout le plateau, soudain envahi par une lumière rouge étourdissante. Thaïs et Athanaël se retrouvent tout à coup seuls devant le rideau doré. Le noir surprend alors le spectateur ébahi.
C’est donc une proposition très forte que propose le metteur en scène avec ce décor, même si l’on peut poser certaines réserves : le moment où Thaïs tente de séduire Athanaël pâtit un peu de l’esthétique du cabaret. Quand la courtisane écarte les jambes sur son lit rond, elle risque de faire rougir le Cénobite, mais de là à le charmer… Elle le caresse et l’enveloppe de sa jambe de façon plus outrancière que vraiment séductrice quand elle chante « L’amour vrai n’a qu’un langage : les baisers. ». Sa solitude, chantée au début de l’acte deux renversée en arrière, la tête vers le public, sur le lit doré de l’alcôve, tirant sur une pipe d’opium, manque un peu la cible de l’émotion. Mais Rousseau sait aussi émouvoir avec des gestes très simples : quel moment de grâce quand le danseur vient soigner Thaïs, et mettre sur ses plaies un baume qu’il prend dans le creux de sa main gantée !
Au-delà des décors, Pierre-Emmanuel Rousseau a travaillé les rideaux et tulles de façon tout à fait impressionnante. Il est capable non seulement d’utiliser un tulle de façon très classique pour représenter le souvenir de Thaïs dès le premier tableau, puis les pensées impures d’Athanaël lors de son retour à la Thébaïde, mais il sait aussi jouer de différents niveaux de tulles lors du songe du Cénobite peu après au troisième acte : d’abord l’androgyne danse lascivement derrière un premier tulle sur un indiscret, révélant les pulsions sexuelles du moine qui en vient à se toucher l’entrejambe, mais ensuite les noceurs arrivent et réalisent un tableau vivant au ralenti, puis touchent le tulle, révélant avec leurs doigts des traces de lumière verte effrayantes, puis tous disparaissent ; le premier tulle se lève et un second laisse alors apparaître la danse de Thaïs dans l’alcôve comme au premier acte. Elle aussi s’approche et touche le tulle, apparaissant telle une Méduse (« Ose venir, toi qui braves Vénus ! »). Le rideau doré se ferme sur l’alcôve et, alors que la voix des religieuses retentit (« Thaïs va mourir »), apparaît un arc de lumière bleu-gris qui symbolise le lieu de culte où elle se trouve, et le rideau tombe sur Athanaël dévasté.
Le rideau doré qui représente les murs du palais de Nicias au second tableau du premier acte est frappant dans sa simplicité. Surtout Pierre-Emmanuel Rousseau n’hésite pas à faire gicler le sang du Cénobite frappé par la canne du serviteur de Nicias, dont le geste projette l’hémoglobine sur la dorure. Cela symbolise l’irruption de la réalité de la souffrance dans le monde superficiel et lisse du luxe, et préfigure la mutilation à venir.
Le metteur en scène, confronté à ce qu’il estime être des éléments peu crédibles de l’histoire, la transforme en y mettant sa touche personnelle. Thaïs peut-elle si facilement être convertie par Athanaël, en une seule rencontre ? Pour y remédier, il reprend un élément du film de Bonello, quand son client régulier tranche les joues de Madeleine, lui ouvrant la commissure des lèvres. Rousseau met en scène différemment cette scarification, car c’est Thaïs elle-même qui s’automutile, pendant la Méditation, de telle sorte qu’elle ne pourra plus revenir en arrière. Ce geste extrême est justifié par le viol qu’elle subit juste avant de la part de Nicias, qui n’a pas eu sa dernière nuit avec elle et décide de la prendre de force. Thaïs, ainsi, devient l’emblème des femmes violentées et utilisées, et l’automutilation résonne ensuite avec le fait qu’elle met elle-même le feu au palais, et non Athanaël, reprenant en mains son destin. C’est le point de bascule qui l’entraine dans une course à l’abîme vers le monastère d’Albine où elle trouvera conjointement la rédemption et sa fin.
Cette vision de l’œuvre a une réelle cohérence dramatique, même s’il est certain qu’Anatole France ne s’y retrouverait pas. On peut avoir une autre vision de Thaïs, plus fascinante par son ambigüité. Ici elle n’est que prostituée et désespérée, ce qui est plus réaliste. France l’avait sans doute imaginée plus fascinante, plus proche en fait du sphinx Manon, dont on se demande toujours si elle est naïve ou perverse, car chez elle le pur et l’impur se mêlent de façon inextricable. D’aucuns avancent que c’est cette pureté qui éblouit Athanaël, bien plus que son décolleté, et surtout France a sans doute voulu montrer qu’Athanaël, symbole du christianisme, a apporté la culpabilité et le péché dans un monde antique où le lien avec Éros n’avait rien d’impur. Sa critique du Christianisme va jusque-là et impose que Thaïs soit en quelque sorte aussi pure dans le plaisir charnel dans sa vie vouée à Éros que plus tard elle reste pure dans sa conversion aux plaisirs ambigus de l’extase mystique ( ne dit-elle pas au désert : « Ma chair saigne, et mon âme est pleine d’allégresse. Un air léger baigne mon front brûlant. Plus fraîche que l’eau de la source, plus douce qu’un rayon de miel, ta pensée est en moi .») Ainsi la Thaïs prostituée manque-t-elle un peu du pouvoir de fascination pensé par France quand elle chante « L’amour est une vertu rare ». Sa conscience de l’aspect profondément naturel de son lien à Éros doit lui permettre plus de grandeur et d’insolence face à Athanaël quand elle le toise en le rencontrant. Mais on admettra que la conversion chez France et plus encore chez le librettiste Gallet est abrupte et psychologiquement peu crédible, ce qui rend la transformation de l’histoire par Rousseau fort intéressante.
Pierre-Emmanuel Rousseau a poussé loin la réflexion sur les costumes, bien plus loin que la seule profusion des tenues féminines complexes qu’il a recréées. Il a approfondi la symbolique des couleurs surtout. Si son fuchsia fétiche est arboré d’abord par Thaïs comme un emblème sur sa robe et sur son bustier de cabaret, puis réduit à des traces discrètes (les dessous chics) sous sa robe de velours rouge portée quand elle quitte Alexandrie avec Athanaël, c’est surtout le noir et le blanc qu’il utilise de façon symbolique, grâce à une inversion de sens. En effet, à part le moment où il est déguisé en fêtard par Crobyle et Myrtale, Athanaël est affublé d’une tunique blanche, qui va se retrouver tachée de sang puis déchirée, élimée au cours du spectacle. En dessous, il arbore un caleçon fait d’une bande de tissu blanc recouvert d’une sorte de cerclage d’épines, lié au cilice dont parle le livre : le moine s’autoflagelle ainsi discrètement depuis le début de l’histoire, avant de le faire de façon plus démonstrative avec un martinet dès le premier tableau à la Thébaïde, laissant apparaître son torse nu et des marques sanguinolentes dans son dos. C’est l’âme noire de ce moine qui porte l’habit blanc, au lieu du « noir cilice » du livret, tandis que les « filles blanches » d’Albine, au dernier acte, sont vêtues de grandes aubes noires et d’une coiffe à long voile également noir, proche de la tenue orthodoxe. Quand Thaïs revêt cette aube (sans coiffe), Rousseau aligne les failles parallèles d’Athanaël et de Thaïs, le prêcheur factice et la fausse dépravée, le Cénobite au « noir cilice » un peu trop blanc et la future sainte au fond pas si noir. La noirceur du costume des religieuses est sans doute au contraire un révélateur de leur intransigeance religieuse mortifère : elles sont annonciatrices de mort, et peut-être même responsables de la mort de Thaïs, tant leur mysticisme est sans issue.
Si la croix du monastère est symboliquement noire et se pare de chaines, c’est sans doute aussi pour symboliser le fait que les violences que la religion fait subir à ses adeptes sont équivalentes à celles que subissait Thaïs avec les hommes. Et c’est dans cette même perspective que le danseur androgyne finit le ballet du songe d’Athanaël avec une pose très symbolique : après avoir dansé sur un indiscret, il se retrouve allongé la tête en bas et les bras écartés sur le canapé, en forme de croix renversée. Ainsi Rousseau rejoint-il in fine Anatole France dans une subtile et percutante critique du Christianisme.
Tout autant que les décors et les costumes, la direction d’acteurs est un élément crucial pour la réussite d’une production. La définition des personnages qui en est issue l’oriente profondément.
Le chœur, qu’il soit en robe de bure blanche pour les moines cénobites, en bourgeois au palais de Nicias pour ce qui est des hommes, en filles légères pour le second acte ou en aube noire au dernier pour ce qui est des femmes, voit ses mouvements réglés au millimètre.
En noceur riche et puissant, Nicias, avec son manteau à revers de fourrure vite abandonné aux plaisirs, est loin du philosophe d’Anatole France. Violeur et égoïste, c’est tout juste s’il jette quelques billets à la fin du second acte pour avoir l’air d’aider Thaïs et Athanaël à échapper à la violence des invités. Veule, profiteur, il est un homme de la haute du XIXe tout ce qu’il y a de plus odieux. Si Albine se détache peu des autres religieuses si ce n’est par la voix, c’est Thaïs et Athanaël qui bien sûr sont marqués par la vision du metteur en scène.
On l’a déjà dit, le bustier de cabaret n’est pas si sensuel, et Thaïs ici est une prostituée de luxe un peu paumée, opiomane et angoissée. Quand arrive Athanaël, elle se moque de lui (« Qu’enseigne-t-il ? ») de façon assez simple, sans le mépris hautain de la vedette glorieuse qu’on attend. Son introspection au début du second acte, si marquée par l’exemple de Des Grieux (« Je suis seule, seule enfin » répond exactement au « Je suis seul, seul enfin » enfin du nouvel abbé de Saint-Sulpice), dont elle est l’image inversée – la femme exploitée se plaignant des hommes – n’émeut pas autant qu’une Violetta chantant « È tardi ! ». L’air du miroir passe sans émotion particulière, c’est quand elle se défigure au couteau au moment de la Méditation que le personnage prend plus d’épaisseur, grâce d’abord à la sollicitude du danseur. Quand elle endosse sa robe de velours rouge, sa démarche hagarde lui donne plus de relief, et le personnage ne fera que gagner en intensité jusqu’à la fin. Peu avant le duo « Baigne d’eau tes mains et tes lèvres », Thaïs s’anime et parle avec une intense chaleur le langage métaphorique et hyperbolique des religieux, et si le corps ne peut plus suivre, l’esprit y supplée. Transfigurée au son du violon qui rappelle la Médiation, elle se lève de sa couche et marche dans la dernière scène, comme une Violetta dans un dernier instant d’« insolito vigor », sans un regard pour Athanaël qu’elle ne voit pas, et va à sa fin de façon sublime.
Rousseau joue habilement du décalage de taille entre sa soprano et son baryton : comme ils sont souvent côté à côte, il met le moine à genoux à côté de la future sainte debout, ce qui égalise les positions et symboliquement renvoie le moine à sa tendance à se rabaisser de façon permanente, alors que Thaïs va vivre la fin de son existence debout, regardant son destin en face.
Un chapitre complet pourrait être écrit sur la définition du cénobite par la gestuelle de Rousseau. Jérôme Boutillier est toujours en mouvement, dans des poses souvent suggestives, trois doigts en l’air comme Palémon. Belle trouvaille, il chante son air sur Alexandrie en regardant sa main tachée du sang que le serviteur de Nicias a fait gicler, elle devient le miroir des turpitudes de la ville. Mais surtout il démarre son chemin de croix avec une violente séance d’autoflagellation dès le premier tableau du premier acte. Il se retrouve parfois face contre terre, comme Palémon encore, au cours du songe du troisième acte. Mais Rousseau les dissocie habilement lors du retour du Cénobite à la Thébaïde : Athanaël prend l’ascendant sur Palémon, appuyant sur son épaule et le retenant à terre avec autorité, quand ses pulsions commencent à le dominer. Car peu avant, au désert, il pleurait couché au son d’un rappel de la Méditation qui marquait le début de sa défaite : au moment où Thaïs s’élève vers la sainteté, lui à l’inverse commence à perdre le combat face à ses démons.
L’intensité de l’incarnation atteint son paroxysme lors du songe : « Un démon me possède », il se roule à terre, avance à genoux, s’allonge, mêlant quelques grognements bienvenus à ses gémissements quand il touche les plaies de son dos, se frappe la poitrine. Lors de la dernière scène, prosterné, il est totalement défait, après son aveu de mensonge : son amour charnel l’a vaincu, il se cache le visage et pleure sur le lit, après avoir perdu à la fois l’objet de ses désirs et la force de les masquer.
Réunir à composer une distribution idoine pour un opéra comme Thaïs, qui lorgne vers le Grand Opéra, n’est pas aisé (Massenet a ajouté en 1898 des ballets dans cette perspective, dont certaines parties sont retenues par Rousseau et Vanoosten). Pour respecter les typologies vocales, il faut se rappeler les créateurs: Delmas, Sanderson, Alvarez. Francisque Delmas était un baryton-basse de très grande envergure, qui chantait en français Hans Sachs et Wotan. Sybil Sanderson, si elle est restée célèbre pour son incroyable contre-sol (appelé à l’époque « note Tour Eiffel »), avait un ambitus de trois octaves, et le rôle a été confectionné sur mesure pour elle : c’est dire si une Thaïs doit avoir aussi un grave opulent et solide, donc on peut la comparer à une Butterfly. Quant à Albert Alvarez, il chantait non seulement Arnold de Guillaume Tell, gage d’un aigu formidable, mais aussi Samson, Tannhaüser et Tristan ! Voilà pourquoi la tradition ultérieure consistant à y distribuer des ténors lyriques, voire légers, est une hérésie. Ce n’est donc pas manquer de respect à Léo Vermot-Desroches que de dire que sa voix de ténor délicieuse, soutenue par une belle technique, est insuffisante pour un tel rôle. Sous prétexte de la légèreté de mœurs de Nicias, qui par ailleurs est un philosophe, il ne s’agit pas d’y distribuer une voix si légère, si on veut qu’elle passe l’orchestre. Et justement, notre ténor est très souvent couvert par une phalange dont le chef retient les élans autant que nécessaire. Il disparaît la plupart du temps dans les ensembles. « Ne t’offense pas » au premier acte demande une tout autre projection, un tout autre poids. C’est dommage, car Vermot-Desroches est le seul des protagonistes essentiels à chanter sans rouler les « r », ce qui est intéressant.
Le Palémon de Guilhem Worms ne manque pas de componction, sa diction est excellente, et sa composition d’un moine plutôt jeune et moins sentencieux qu’à l’habitude est séduisante, mettant Athanaël en position de force dès le début. Cependant il n’est que baryton-basse et manque donc des graves de basse chantante nécessaires à sa partie, ce qui entame son impact et son autorité.
Le cas de Ruth Iniesta est assez proche. Si sa projection est suffisante, elle ne possède pas du tout les graves de Thaïs, de sorte que toutes les phrases qui puisent dans ce registre sont elles aussi couvertes (« les roses de mes lèvres », parmi maints autres exemples). Le médium est mieux projeté, mais il ne possède pas de qualité de timbre particulière, de sorte que le legato souvent défaillant de la soprano espagnole ne lui permet pas de colorer son chant suffisamment dans ce registre. C’est pour cela notamment qu’elle n’émeut pas assez dans la première moitié de l’œuvre, le timbre manquant de la suavité nécessaire à exercer une fascination sur le Cénobite, alors qu’ensuite, une fois convertie, elle coule mieux sa voix dans la prosodie, retrouve un legato plus fluide, et l’exaltation de la future sainte lui convient bien mieux. L’aigu, lui, est tout simplement glorieux : il rayonne d’une lumière aveuglante, sans aucune stridence, ce qui permet à Iniesta de réussir bien mieux son air « Dis-moi que je suis belle », et toutes les phrases où le haut du registre offre à son personnage un élan vers les hautes sphères.
Le cas de Jérôme Boutillier est plus complexe. Est-il le baryton dramatique que réclame la partition (ce qu’on appelle techniquement le « baryton d’opéra », dont les derniers exemples sont Alain Fondary et Ludovic Tézier, des Scarpia, au moins) ? Peut-être pas ou pas encore. Et là encore, on peut le mesurer au nombre important de moments où il est couvert par un orchestre qui ne va pas au-delà de ce que réclame Massenet en termes de volume. L’aigu du baryton est facilement accessible, mais n’a pas la largeur qui convient au rôle, alors que le grave est particulièrement timbré et coloré. Si l’on attend donc un successeur de Jean Borthayre, on sera déçu. Mais si on ne s’arrête pas à ces considérations techniques, force est de constater que, pour une prise de rôle, la composition du moine torturé et sentencieux qu’il délivre est tout bonnement éblouissante, et dépasse peut-être celle que proposaient beaucoup des voix plus idoines du passé. Car il peut s’appuyer sur une diction parfaite, un legato soyeux, et surtout un art des colorations digne des plus grands artistes. Chaque mot est mis en valeur, chaque phrase porte son lot de sous-entendus, d’intentions psychologiques complexes, de sorte que sa composition vocale est aussi réussie que son incarnation scénique est bluffante. Il sait se faire insinuant, brutal, pitoyable, désespéré ou fanatique, au gré des situations. Le mordant de l’émission, phénoménal, lui permet de composer un personnage trouble et inquiétant, avec des faux airs de Raspoutine (sale et les cheveux longs en bataille au troisième acte). Dans son grand air, la délicatesse de « I’air brillant où j’ai respiré I’affreux parfum de la luxure » se pare des reflets d’un regret qui ne veut pas dire son nom ; la mezza voce de « je ne songe qu’à te conquérir à la vérité ! » est ensorcelante, le grave de « Je suis moine d’Antinoé » impressionne et inquiète. La vraie délicatesse n’est pas absente non plus, quand le moine s’afflige devant les blessures infligées à Thaïs dans sa marche au désert : « Le sang s’écoule de ses plaies » ferait pleurer les pierres. Le portrait de l’illuminé passe tout autant par un phrasé remarquable, qui exprime une délicatesse de sentiments dans des nuances infinies, d’autant plus prenante qu’elle repose sur une duplicité qui passe par les yeux de l’acteur. Quant à l’aspect sentencieux du prédicateur hypocrite, il repose sur un respect absolu des valeurs des notes, et sur la coloration des mots. Finalement, on peut dire que cette incarnation musicale se rapproche au plus près du portrait qu’avait laissé le grand Robert Massard au disque, ce qui n’est pas un mince compliment.
Pour ce qui est des rôles secondaires, on saluera Marion Grange et Éléonore Gagey en Crobyle et Myrtale, tout en oubliant vite une Charmeuse pépiante et fausse.
On saluera la prestation du chœur, impeccable de cohésion, de fondu des timbres, sous la houlette de Laurent Touche. Victorien Vanoosten et Pierre-Emmanuel Rousseau ont d’ailleurs décidé de faire une petite transformation de la partition au premier tableau : les moines devraient chanter un par un les premières répliques sur le pain et le sel, mais il est toujours difficile d’éviter alors les contrastes non désirés, liés à l’individualité des timbres, de sorte qu’ici, les choristes chantent ces répliques à plusieurs (par types de voix), ce qui est du plus bel effet. C’est dire le soin que la « direction bicéphale » a apporté à l’élaboration de la partition.
L’Orchestre symphonique de Saint-Étienne Loire connaît bien son Massenet. Mais on peut penser que Victorien Vanoosten a ajouté une plus-value réelle aux qualités intrinsèques de l’orchestre par son expertise de la partition, autant que par son travail approfondi sur les couleurs typiquement françaises et les dosages délicats nécessaires à l’épanouissement des effluves massenetiennes. Le nombre des chefs d’orchestre capables de rendre justice à cette musique spécifique est assez réduit aujourd’hui.
Tout d’abord, le chef d’orchestre, en accord avec le metteur en scène, a mélangé les partitions de 1894 et 1898 pour réintroduire trois numéros du ballet. Mieux, ils ont songé à ajouter une pièce symphonique très rarement jouée, Les Amours d’Aphrodite, qui se tient entre la fin du deuxième tableau du premier acte et le début du second acte dans la chambre de Thaïs. On y entend un orchestre tourbillonnant, le chef dosant les éclats avec art, maintenant et augmentant à l’envi l’ébullition qui en émane comme un grand cuisinier. La scansion des tambourins se mêle aux volutes serpentines des vents et aux traits virtuoses des cordes, dans une mélodie ascensionnelle continue. Tout l’art du chef s’y déploie, avec une battue d’une grande souplesse autant que déterminée, les moulinets de sa baguette peignant l’air jusqu’à laisser dans notre œil une persistance rétinienne.
Plus loin, au second tableau de l’acte deux, le chef a tenu à réaliser la spatialisation voulue par Massenet, les instrumentistes se trouvant dans le couloir qui mène au second balcon, portes ouvertes. Enfin, lors du songe d’Athanaël au troisième acte, il a voulu à réintroduire en accord avec le metteur en scène un ballet qui n’est jamais donné, appelé Les sept Esprits de la Tentation, dont il a gardé deux parties, Les Sirènes et Le Sabbat. On y entend particulièrement le glockenspiel et les percussions, qui tendent l’atmosphère par leurs lancinantes frappes, que rejoignent les cuivres.
Au cours de toute la soirée, le chef a su doser le volume de son orchestre, utilisant une palette dynamique maximale entre les teintes diaphanes des pianissimi et l’éclat furieux des tutti. Dès les premières mesures de l’ouvrage, le miroitement des timbres orchestraux s’épanouit en un crescendo très habilement maitrisé, à l’arrivée du premier thème à la fois lancinant et doux. Au début du second tableau, devant le palais de Nicias, avant l’arrivée d’Athanaël, les cuivres, particulièrement les trombones se mettent en valeur pour épauler les vagues des cordes. Toute la soirée, les cuivres d’ailleurs nous gratifient d’un sans-faute. L’orchestre tout entier, sous la baguette du jeune directeur musical de l’Opéra de Toulon, élabore des balancements quasi offenbachiens dans la scène qui suit, quand le chœur et Nicias tentent de pousser le Cénobite à les rejoindre dans le plaisir («Assieds-toi près de nous, couronne-toi de roses, rien n’est vrai que d’aimer, tends les bras à I’amour!). Si les violoncelles se mettent en valeur en maints endroits de la partition, comme les hautbois et clarinette solo, comment ne pas saluer aussi Mathieu Névéol, dont la Méditation enchanteresse restera dans notre souvenir ?
Visuels : © Opéra de Saint-Étienne / Cyrille Cauvet)