Festival de danse Conversations à Angers, 1er week-end vendredi 14 mars 2015
Entre ombres et lumières, noir et blanc, la danseuse dialogue avec son double sur fond blanc dans un solo poétique et intrigant. Ikue Nakagawa offre une performance qui mêle invention et intime.
Vêtue de noir, la danseuse est comme un trait d’encre noir vertical sur le grand fond blanc que constitue le plateau. Celui-ci est tapissé d’un grand carré plat, posé de biais, bordé d’une lisière noire. Un écran vertical, carré lui aussi en orne le fond côté jardin : il servira de coulisse et de paravent. Des ombres en émergent, comme des présences, et une aura rouge sombre entoure la silhouette qui s’affirme. Mais très vite, la danseuse apparaît et regarde le public. Elle se met à dessiner dans l’espace avec ses mains, écarte et resserre ses bras avec délicatesse, prend diverses expressions pour soudain sortir de sa tunique des plumes noires, qu’elle disperse. Elle joue avec l’une d’elles avant de revenir au ralenti vers l’écran devant lequel elle se couche.
Une forme étrange surgit alors en haut de l’écran, comme un être bidimensionnel, sans doute tiré par un fil invisible. C’est une silhouette de papier, de taille humaine, que Nakagawa, revenue debout, tire avec elle et vient déposer à l’avant-scène côté cour. Après un passage derrière l’écran, elle vient se poster face public pour une séquence qui la voit saluer (inclinaisons à la japonaise), rire, pousser de petits cris, s’exciter comme une poupée vivante et sortir des grains de sa poche. Une musique, signée Patrick Belmont, l’accompagne à présent, légère, ludique et répétitive. Elle double son manège pour revenir et se faire aguicheuse, puis hésitante et maladroite. Passant au sol à quatre pattes, le jeu avec les plumes reprend tandis qu’une nappe sonore la porte, émaillée de petits bruits.
Après un moment en fond de scène sous un éclairage contrasté plus dramatique, la soliste fait se dresser une nouvelle silhouette plate, noire d’un côté, blanche de l’autre. Elle la tient par la tête, la lâche, se voile la face, la reprend comme une marionnettiste jouant avec son Doppelgänger (double fantomatique d’une personne vivante). Cet étrange pas de deux avec son alter ego, discret, est accompagné par un battement de cœur, mais durcit soudain quand la danseuse claque violemment sa forme souple au sol et y descend elle-même. La musique se calme, elle passe au ralenti et un cri silencieux se lit sur son visage, la bouche largement ouverte comme pourrait le faire une danseuse butô.
Changeant de registre, elle entame alors un monologue en français : il y est question avec humour de piqûres, de son accouchement avec sa famille qui l’encourage et de son besoin de ne pas rester seule. Elle s’exclame : « Mon bébé a plus mal que moi ! » ou encore « Mon mari me dit ‘Je suis avec toi !’… Après cette incursion surprise dans sa vie intime, elle termine son solo en venant ouvrir la bordure noire du tapis de scène blanc, en quatre endroits, comme pour le rendre perméable.
D’après Nakagawa, « Un kuroko, dans le théâtre bunraku et kabuki, est un.e machiniste vêtu.e d’une combinaison noire de la tête aux pieds afin de signifier qu’il/elle est invisible et qu’il/elle ne fait pas partie de l’action sur scène ». La feuille de salle précise qu’en japonais, kuroko ni tessuru est une « expression utilisée lorsqu’on fait une action sans rien attendre en récompense, uniquement pour les autres ». La chorégraphe, « dessine ses pensées pour accéder à ses mondes intérieurs » et, pour créer, par ses propres dessins intimes issus de ses carnets (qu’on peut apprécier dans une intéressante petite exposition au bar du théâtre Le Quai jusqu’à la fin du festival). Elle a eu envie de rendre tridimensionnels ses dessins et affirme : « Je veux faire remonter à la surface les luttes, les peurs, les angoisses, les attentes et l’excitation qui se produisent dans nos vies personnelles et que nous ne montrons généralement pas aux autres ».
Ce spectacle, la seule création du festival, a été présenté dans le cadre du studio de création du Cndc (jauge de 100 places) où l’artiste a été accueillie en résidence pendant dix jours en décembre 2024. À la sortie de la salle, des cartes de visite étaient distribuées aux spectateurs, montrant par exemple derrière un personnage une petite figure humaine entièrement noire : « Avec le temps, signale la chorégraphe, j’ai compris que ces silhouettes étaient en réalité des parties de moi, qu’elles étaient là pour montrer des choses cachées. Normalement, le kuroko n’est pas au centre de l’histoire. Il est au service d’un.e autre. Pour ce projet, j’ai eu envie de mettre au centre de la lumière cette figure de l’ombre ».
Dans le dossier du projet, elle dit encore : « Dans cette pièce, il n’y a qu’une danseuse, mais on sent la présence de deux ». la chorégraphe s’est aussi inspirée de l’architecture shinden-zukuri (794-1185) qui, nous apprend-elle, « comprend énormément de cloisons coulissantes en bois et/ou tissus, permettant de modifier la configuration et les fonctions d’un espace. Lorsque j’ai découvert ce principe, je me suis en quelque sorte reconnue : j’ai plusieurs couches en moi que je modifie et transforme pour trouver ma place en fonction des situations » (feuille de salle, interview de W. Le Personnic).
On pense bien sûr à Éloge de l’ombre, célèbre livre de Tanizaki de 1933, décliné ici dans un propos non domestique mais scénique, relié aux usages du théâtre traditionnel japonais. Nakagawa affirme une intimité féminine toute en finesse et étrangeté, qui convoque un art théâtral séculaire. La virtuosité n’est pas de mise, remplacée par une danse minimale se déployant dans des registres divers surprenants. En ressort un solo subtil, personnel qui séduit par sa singularité et son fascinant thème du double. On aurait aimé voir plus exploré ce dernier dans les moments avec les étonnantes silhouettes plates, car était esquissé ici un pas de deux avec notre « face cachée » qui aurait mérité un développement.
La pièce, qui ne nous révèle pas tout (que sont par exemple ces plumes noires ?), est mise en scène avec grand soin dans une esthétique tranchée, avec une belle utilisation de l’espace et une musique convaincante : « Au Japon, dit la chorégraphe dans le dossier de la pièce, il existe de nombreux mots onomatopéiques liés à la pluie. Les bruits nous informent de la force et de la qualité du bruit et du vent »…
Précisons qu’outre les scénographes Camille Panza et Léonard Cornevin, Nakagawa s’est entourée d’un créateur lumière, Matthieu Vergez, et de trois regards extérieurs, notamment celui de Lorenzo de Angelis avec qui elle avait étudié au CDCN de Toulouse et dansé en tant qu’interprète (un duo mémorable de Pascal Rambert, Libido Sciendi, avait marqué le public à Montpellier en 2008).
Née en 1980, Ikue Nakagawa se forme de 4 à 14 ans en danse moderne, puis en GRS (gymnastique rythmique et sportive). Après quatre ans passés à l’Osaka University of the Arts, elle vient en France se former au CDC de Toulouse avant d’être interprète pour Frank Micheletti et Eun Yong Lee et, comme comédienne, avec Pascal Rambert. Elle collabore avec Lorenzo de Angelis, Jean-Frédéric Chevalier et Brune Campos. En parallèle, elle a toujours eu une pratique le dessin. Son premier solo Nakami date de 2021 et Tamanegi, créé l’année suivante, remporte le prix de la Grande Scène en 2023. Chacun de ses projets tire son origine de son travail du dessin.
« Elle dessine ce qu’elle ressent dans sa vie quotidienne en tant que personne, femme, mère, épouse. À la fois support de création, script, partition ou portfolio, le dessin l’aide à traverser les strates du mille-feuilles dont elle est composée, à s’émanciper des corps représentés ou dansés. Chaque série de dessins qu’elle réalise donne ensuite lieu à une scénographie qu’elle réalise pour y introduire le corps et créer une pièce » (feuille de salle).
9-10 avril : Charleroi Danses, Bruxelles (première belge)
17 juin : June Events, Atelier de Paris CDCN
Et en 2026 : Lux, scène nationale de Valence (10 mars), théâtre La Balsamine, Bruxelles (19-20 mars), Le Vivat d’Armentières (59, festival Le Grand Bain), SCIN (24 mars)
Production déléguée : La Balsamine
Production exécutive et diffusion, Météores (Charlotte Giteau, Anaïs Guileminot)
Coproduction : Charleroi Danses, La Balsamine, Cndc d’Angers, CDCN La Place de la Danse, Atelier de Paris, la Coop asbl et Shelter Prod.
Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles (bourse de recherche), de Wallonie-Bruxelles international et de Wallonie-Bruxelles Théâtre Danse.
Ikue Nagakawa est accompagnée par le Grand Studio à Bruxelles.
Site internet www.ikuenakagawa.com
visuel : © Salomé Genès