Mutual information à June Events

C’était en 2021 et c’était un autre monde, une autre pièce. Jacqueline Elder donnait alors la réplique à Liz Santoro, créant une étrange atmosphère de gémellité par la grâce de leurs cheveux également roux. C’était 2021 et c’est aujourd’hui Jayson Batut qui apporte une touche queer matinée d’expressionnisme au duo mutualisant l’information dont il s’agit ici. Expressionnisme, c’est-à-dire cinétique,  dans l’esprit des premiers films de Fritz Lang ou des premières expériences cinématographiques surréalistes. Un mélange abrupt de théâtralité et de machinisme où converge la cérébralité de la danse américaine et l’immatérialité des technologies de l’information dont cette pièce dit la réalité, la poésie et les dérives comme souvent dans les créations de Godard et Santoro.

L’instant d’après

Si l’on veut le dire avec les mots des auteurs, ce duo met en scène deux interprètes qui tentent de « devenir l’autre » en échangeant des gestes, des costumes, en se touchant, « en essayant de prédire ce que l’autre va faire ».  C’est une pièce en quatre temps qui progresse en tranches discontinues et circulaires, rendant toujours très juste l’abîme de l’instant d’après, dans une équation originale de l’exercice de la liberté et de la contrainte. Un chemin, en effet, préexiste. Au sol, un circuit de briques de coton, de thibaude soit ces molletons de tissus grossiers, extraits de pièces de vêtements non recyclables que l’on utilise généralement comme des isolants. C’est -pour le coup- une bonne métaphore. D’une apparence solide, la matière se révèle étonnamment douce (et durable, et surtout non polluante) et apporte cette touche de légèreté inattendue dont les danseurs vont se saisir pour s’approcher, se caresser et, ce faisant, aménager l’espace de leur déambulation.

Textile  thriller

Sous les lumières agressives du studio de cette Ménagerie de verre transformée en ménagerie de coton et portée par le White noise rythmique du compositeur Chris Peck, la pièce se déploie, de plus en plus inquiétante, à mesure que ces corps humains sortent de leur réserve préalable. Jason Batut prend peu à peu une allure de serial-killer qui donne à la pièce un parfum de thriller tandis que Liz Santoro semble glisser dans une sorte de burning intérieur menaçant encore d’une autre manière l’agencement en labyrinthe des fameuses thibaudes («du blue jean recyclé», apprend-on à la dérobée). Quatre temps donc, quatre changements de costumes et de formes textiles en passant par ces éclairs de nudité d’où jaillit l’organique humanité. « Nous nous confrontons à l’anatomie, au système nerveux, à la chimie de l’attention, aux mécanismes d’apprentissage », précisent ailleurs les auteurs ». Soit cette « mutual information » que partage les interprètes et les spectateurs répartis autour de la scène bi frontale. Progressant vers le final, la scène encore ouateuse devient orageuse. Au cas où l’on aurait oublié ce que la danse voudrait dire, celle-ci réa-apparaît dans des cris étouffés, staccatos échappés et pulsions primitives. De l’arène algorithmique de nos intelligences artificielles surgit peu à peu la pleine étrangeté des êtres. Les jeux d’un cirque métaphysique qui laisse apercevoir son ultime crudité.

Photo : Patrick Berger

Conception : Liz Santoro et Pierre Godard, avec  Liz Santoro et Jayson Batut
Espace et collaboration artistique : Mélanie Rattier. Musique : Chris Peck. Régie générale : Antoine Monzonis-Calvet. Coproduction : Atelier de Paris / CDCN ; CCNO Centre chorégraphique national d’Orléans ; CNDC Centre national de danse contemporaine Angers. Coréalisation : Atelier de Paris / CDCN ; La Ménagerie de verre. Soutien : région Île-de-France, CND Centre national de la danse.