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« Figuring Age », quand l’âge prend corps

par Laura Dumez
20.10.2024

Du 12 au 26 octobre se tient à Lyon le festival international de théâtre Contre-Sens, et sa ligne directrice pour cette deuxième édition est de proposer des pièces, des performances qui permettent de « faire tomber les murs ». Celle de Boglárka Börcsök en est une sensible incarnation.

Par son corps, la danseuse hongroise Boglárka Börcsök réveille trois fantômes, auxquels elle prête son corps. Elle se laisse habiter, incarner par eux, enfin par elles : Irén Preisich, Éva E. Kovács et Ágnes Roboz. Des femmes âgées de 90, 96 et 101 ans qui ont contribué au développement de la danse moderne en Hongrie. Ces danseuses, Boglárka les a rencontrées sur un projet de film documentaire, The art of movement, réalisé avec Andreas Blom.

 

Faille spatiotemporelle

 

Nous sommes un groupe réduit, débarrassé.es de nos affaires laissées dans le hall, et si nécessaire, appareillé.es d’un audiophone ; la performance, en anglais, est doublée en direct. On nous invite à pénétrer dans un petit espace rond, cloisonné par des rideaux de blanc immaculé, comme l’est le sol, comme l’est le mobilier. Un lit, quelques tabourets, deux fauteuils, un canapé.

 

 

Une femme, Boglárka, toute de blanc vêtue, elle aussi, se mue, comme un automate. Sa bouche rouge tranche avec sa peau, son visage, ses bras et ses jambes voilés de blanc, soit par une poudre, soit par des chaussettes hautes et des gants en mesh. Blanc, tout est blanc. On dirait une clown, ou une revenante, désarticulée. Sa voix est posée, curieusement limpide, un brin grave, elle conte. Elle nous confie une théorie sur les fantômes. Iels ne font pas de simples apparitions, iels reviennent. Et quand le deuil qui leur est lié est mal conduit, iels ne sont pas assimilé.es, pas intériorisé.es, mais incorporé.es, fait prisonnier de nous, et iels prennent possession de nous. 

 

Aurait-elle mal fait son deuil de ces trois femmes ? Ou joue-t-elle ce que cela donne quand on se retrouve pris.e par un.e autre ? Son corps devient une cathédrale dans laquelle résonnent tour à tour les voix, les gestes, la densité des trois défuntes. Ses mimiques, ses attitudes, son souffle comme sa déglutition, tout dit les années qui pèsent. 90, 96 et 101 ans. Tout dit le poids d’une vie, d’un corps qui a bougé, d’une mémoire qui se souvient, d’un passé qui resurgit. Boglárka nous attrape, nous projette dans un autre temps, elle nous présente des femmes qui l’habitent.

 

Interactions reines et politiques 

 

Dans le cercle, pas de places définies, nous sommes ensemble, pris dans le voyage, assis.es par terre ou sur le mobilier. Boglárka nous bouge au gré de ses gestes, de ses demandes. Et oui, les vieilles dames ont besoin d’aide pour se mouvoir ! À plusieurs reprises, elle s’adresse à nous, elle conte, au sens enfantin du terme, avec tout son corps, toute son intention. Les moindres de ses gestes dessinent des salles de spectacles, des piano-bars, un bal. Elle crée du lien, celui qui manque tant, que l’on peine à trouver ou à garder. Elle s’engage, et engage l’autre. Tenir le bras d’une personne âgée pour l’aider à avancer, s’asseoir, se lever, s’allonger et se couvrir, boire et se déchausser, c’est si simple, et si compliqué.  

 

 

 

Elle nous rappelle, par le biais de la danse moderne, l’importance du geste. L’aspect politique du geste. L’essence de la danse moderne, « c’est de pouvoir bouger à sa façon », nous dit-elle, « de la nuance au gigantesque ». Cette danse pourtant considérée comme bourgeoise, est interdite par le communisme au milieu du XXe siècle, remplacée par le ballet, la danse folklorique et celle de salon. On rit. N’y a-t-il pas plus bourgeois aujourd’hui que ces danses-là ? 

 

Elle nous parle aussi de la Seconde Guerre mondiale, à sa façon. De ces garçons qui s’enfuyaient de chez les filles, quand ils apprenaient que, converties au calvinisme, ces femmes étaient d’origine juive. Elle nous parle de ces femmes, de leur condition, de ce que c’était qu’être femme quand les machines n’existaient pas. Du poids d’une maison. Cela passe dans son corps, cette contention. Et on repense à la danse moderne. « Pouvoir bouger à sa façon ». On se dit qu’elles furent fortes, Irén, Éva et Ágnes. Puis, lorsque l’image du documentaire originel surgit, on comprend. On comprend la tendresse, on comprend le travail. On comprend l’imprégnation, sublime illusion. 

(c) Festival Contre Sens