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« Réfugions-nous » : trouver l’équilibre, ensemble

par Mathieu Dochtermann
31.10.2023

Réfugions-nous est l’une des formes que prend le projet Le Refuge de la compagnie La Mondiale Générale. Après avoir montré son génial Rapprochons-nous au festival Circa en 2021, la compagnie y revient avec cet opus créé en janvier 2023. Au prétexte d’acrobaties et d’équilibres sur des bastaings en bois, Alexandre Denis et Frédéric Arsenault créent en réalité les conditions d’une rencontre forte avec le public et entre les membres du public. Un cadeau de douceur et d’humanité où le cirque est médiateur de l’Autre.

 

Questionner le spectaculaire

 

Les spectacles de La Mondiale Générale reposent avant toute chose sur le rapport : au spectacle, aux artistes, et aux autres. Ce sont des spectacles qui interrogent l’humain, le collectif, où la pratique circassienne est utilisée comme outil pour se questionner sur le monde, toujours avec une bonne dose d’humour.

 

Après les deux cycles de créations que sont Braquemard et Sabotage, Le Refuge entend repenser à la fois la place du public et ce qui lui est offert pendant la représentation. Réfugions-nous s’articule autour d’un dispositif dans lequel l’attention se fait multiple, et se déploie dans des directions inhabituelles sinon inattendues : attention à soi-même et aux autres, attention au petit et au non-spectaculaire, attention à celleux qui participent à la création et à la représentation alors qu’on les ignore souvent. C’est en même temps un espace de liberté et de responsabilité, où les rôles se font fluides, où le public est – dans une certaine mesure – co-auteur du spectacle, en tous cas mis en mesure de choisir son expérience.

 

C’est là la colonne vertébrale du travail d’Alexandre Denis et de Frédéric Arsenault : déplacer le public, créer les conditions d’autre chose, une bulle où les lois de l’interaction sont plus douces et plus belles qu’à l’extérieur.

 

Des virtuoses de l’équilibre

 

Pour atteindre cela, le langage du corps et les arts du cirque sont mobilisés, mais ils constituent un moyen au service d’une fin. Les deux acrobates se sont faits spécialistes des équilibres sur objets, et c’est ce vocabulaire qu’ils déploient encore dans Réfugions-nous : ils vont se percher à deux sur des bastaings placés à la verticale, ce qui les met dans une situation d’interdépendance immédiate, leurs corps ne pouvant tenir en même temps sur un point d’appui si ténu qu’au prix d’une collaboration étroite.

 

Il en résulte qu’ils ne peuvent faire autrement que de communiquer, dans un échange constant d’informations sur leur corps et leur équilibre : « – Tu as ? – Non là je peux pas avoir, je suis sur mon pied gauche. Il faut que tu prennes. – Je te fais pas mal si je me mets là ? – Ca peut aller. – C’est pas stable, attends je vais te faire sentir, tu sens ? » Et ainsi de suite… Ces échanges sont captés par Julien Vadet, le régisseur son doté d’une perche qui fait en sorte que les paroles ne soient pas perdues, en même temps que sa présence manifeste le fait que, dans Réfugions-nous, ce qui se dit est au moins aussi important que ce qui se voit.

 

La prouesse est réelle : non seulement les équilibres demandent une grande finesse, mais le dispositif est fait pour les rendre encore plus difficiles, qu’il s’agisse de passer d’un bastaing à un autre, ou de se tenir à deux sur un bastaing placé sur une tournette actionnée à la force des bras. Il ne faut pas non plus minorer la force qu’il faut pour tenir les positions, le moindre relâchement pouvant détruire l’équilibre, ni l’endurance nécessaire. Cependant, l’équilibre n’est en dernière analyse qu’un prétexte.

 

Des rôles rebattus

 

On l’a souligné plus haut, l’essence de cette proposition est de créer les conditions de la rencontre et du déplacement. Glissement dans les rôles, d’abord : c’est ainsi que les techniciens, ces artistes de l’ombre, se retrouvent ici en jeu, et pas seulement dans leurs fonctions “utilitaires” : régisseur plateau, régisseur lumière, régisseur son se retrouvent en piste, à tenter eux-mêmes l’aventure des équilibres.

 

Le public, quant à lui, est rapidement et irréversiblement plongé au cœur de la proposition, dont il constitue en réalité le principal ressort. Laissé en totale liberté, il se place de lui-même en fonction de ce qu’il anticipe et en fonction de ce que lui indique l’aire de jeu, confiance étant faite à son intelligence et à sa capacité à sentir quand il doit se replacer.

 

Il y aura en effet deux bouleversements de l’ordonnancement de l’espace, qui se limite en réalité à une zone éclairée délimitée par les lumières montées sur des portiques mobiles. Ces changements peuvent donner lieu à de beaux vertiges : le contraste entre les lumières puissantes et la relative obscurité du reste de la salle fait qu’on est voté incapable de distinguer les limites de cette dernière, de sorte que le n se retrouve plongé dans un espace indéterminé qui a presque l’air infini.

 

Des virtuoses de la rencontre

 

Très vite, aussi, le public est mis en situation de devoir participer pour que la représentation puisse avancer. Réfugions-nous est conçu de telle manière que, dès la 5e minute, le spectacle ne se poursuive que si différent·es spectateur·rices prennent l’initiative de fournir aux artistes ce dont ils ont besoin pour continuer.

 

Au final, les distinctions sont abolies. Réfugions-nous arrive à créer, au bout de quelques dizaines de minutes, un environnement où chacun·e peut se sentir tout à fait libre de participer à la proposition, à égalité avec les artistes. Le tableau final est un jeu participatif fondé sur l’équilibre, un jeu où la contribution de chaque personne qui ajoute sa touche va à la fois s’inscrire dans l’œuvre finale et déterminer le succès ou l’échec de l’ensemble de l’entreprise. Toutes les personnes présentes deviennent, activement ou passivement, les parties prenantes d’une expérience collective, un défi qui, s’il est couronné de succès, déclenche des tonnerres d’applaudissements et des hourras d’enthousiasme.

 

Réfugions-nous est un non-spectacle qui ne surprendra peut-être pas entièrement celleux qui connaissent bien le travail de la compagnie, mais qui n’en constitue pas moins une aventure collective réussie, qu’on peut solidement recommander.

 

 

 

GENERIQUE

 

Opérateurs : Frédéric Arsenault, Christophe Bruyas, Alexandre Denis, Vincent Noel et Julien Vadet.
Conception : Alexandre Denis et Frédéric Arsenault.
Création sonore : Julien Vadet.
Création lumière : Christophe Bruyas.
Régie : Vincent Noel.
Construction : Silvain Ohl et Eric Noel assistés de Coline Harang.
Scénographie : Timothé Van der steen.
Remerciements : Maxime Potard.
Visuel © Pierre Barbier