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« Nos matins intérieurs » : musique, jonglage, danse, intériorité

par Mathieu Dochtermann
16.09.2023

Sous le titre poétique autant que mystérieux Nos matins intérieurs, le collectif Petits travers prolonge sa recherche de la musicalité du jonglage, de sa qualité chorégraphique et du caractère universel de son langage. Allié pour l’occasion au Quatuor Debussy, sur des musiques de Purcell et de Marc Mellits, c’est un voyage en beauté qui n’est pas dénué de touches d’humour qui fait ses premières à la Biennale de la danse de Lyon.

Lancer les mots comme des balles

« J’aime bien l’activité physique », déclare une femme qui arrive sur scène en combinaison de ski avec une planche de snowboard sous le bras : une entrée en matière loin de Purcell et du jonglage de balles brillant auquel les habitué.es des propositions du collectif Petits travers auraient pu s’attendre. Un contrepied, une surprise bienvenue, qui se répétera, jusqu’à devenir l’un des principes du spectacle : les jongleur·euses prennent la parole, se confient sur leur pratique, parfois avec une sincérité touchante, souvent avec humour (« Maintenant que tu le dis, je suis pas prêt de renoncer aux bananes en fait ! », entre autres répliques absurdes). Iels s’interrogent à haute voix sur le sens de leur pratique, non seulement pour elles.eux et pour leur art, mais également dans le monde qu’iels habitent (« Et toi, tu penses que ça a du sens de faire ça dans un monde qui part en sucette ? », se demande, anxieux, l’un des interprètes).

L’unique et le multiple

Et pourtant, iels jonglent. Dans un aller-retour constant entre l’individuel et le collectif, les tableaux s’enchaînent avec une écriture d’ensemble maîtrisée, qui n’alterne pas platement les séquences sur un mode binaire, mais construit des ondulations, resserre ou dilate le temps, insuffle de la vie. Comme le dit l’un·e des interprètes : « Le rythme, c’est ce qui met de la vie dans tout ça… » Dans les scènes de groupe, les interprètes sont souvent de dos, façon de montrer que les égos s’effacent au profit d’une écoute de l’autre qui se met au service de mouvements d’ensemble d’une précision millimétrique. Qu’il s’agisse de dessiner des sinusoïdes en désynchronisant des lancers de balles à la verticale, ou de proposer des tableaux hypnotiques avec des balancements de bâtons, le groupe fonctionne très bien. Quelques soli brillants techniquement mettent en avant tel·le ou tel·le jongleur·euse, mais, même avec des tricks brillants, l’attrait principal de la proposition n’est pas là.

De la musique et des pirouettes… de la danse, finalement

Il y a de la fluidité dans ces échanges constants de place et de balles, dans cette circulation de l’énergie entre les membres du collectif. De façon très organique, le jeu avec les musiciens du Quatuor Debussy mêle à la chorégraphie des déplacements et des mouvements de corps sur scène, des gestes, des bras qui se prolongent dans des arabesques, des pirouettes qui se transforment en véritables pas de danse. Certain·es des interprètes se révèlent avoir de vraies dispositions pour le mouvement dansé, les membres déliés, le placement précis, le pas bondissant. C’est un plaisir de voir un jonglage pointu trouver des rendez-vous avec une musique souvent complexe, très loin du beat répétitif façon métronome qu’on entend souvent dans les spectacles contemporains de jonglage. 

L’énergie du hors-champ

On retrouve quelques-uns des éléments qui signent le travail du collectif Petits travers, au-delà de la sensibilité à la musique et de la valorisation des individualités de chaque jongleur·euse, notamment l’utilisation de l’espace hors-champ, quand des balles jaillissent des coulisses ou de derrière les éléments de la scénographie. Cela dessine un espace complexe, où les surprises sont possibles et l’énergie circule au-delà du plateau. Le dépouillement scénique est aussi un marqueur : un simple ensemble de cubes qui compose et recompose des espaces différents d’un tableau à l’autre, complété par un travail de mise en lumière absolument somptueux.

La perfection vient en jouant

Tout n’est pas encore parfaitement calé, ce dont on ne saurait s’étonner à la création d’un spectacle alliant 10 jongleur·euses et 4 musiciens. Malgré la fluidité d’ensemble, le spectacle n’arrive pas à éviter l’écueil de quelques fausses fins sur les articulations entre les dernières scènes. On peut aussi relever que, dans l’ensemble, les jongleuses sont moins valorisées que les jongleurs : malgré l’intention initiale qui était d’atteindre la parité, elles ne sont finalement que trois au plateau, parfois un peu en retrait. Il est dommage que la résultante soit qu’elles apparaissent moins que, par exemple, Rémi Darbois ou Alexander Koblikov, qui sont par ailleurs brillants. Et les musiciens restent tout de même bien muets et bien loin du jeu… Pour l’instant, le spectacle traîne surtout la patte au niveau du jeu théâtral : la justesse est assez variable et le manque de tension casse un peu le rythme du spectacle en créant de petits trous d’air. Sans doute rien d’irréparable, juste la marque d’un projet très ambitieux qui a besoin de se rôder dans toutes ses composantes au contact du public.

 

En résumé, une pièce jonglée et chorégraphiée exigeante, intelligente, sensible, qui propose des tableaux somptueux et une maîtrise technique assez affolante. On voit rarement autant de jongleur·euses réuni·es sur scène, et cela est fait ici avec maestria : un spectacle à voir !

 

GÉNÉRIQUE

 

Écriture : Julien Clément et Nicolas Mathis

Mise en scène : Nicolas Mathis

Conception musicale : Christophe Collette

Avec les musiciens du Quatuor Debussy

Avec les jongleurs.se.s du Collectif Petit Travers : Eyal Bor, Julien Clément, Rémi Darbois, Amélie Degrande, Bastien Dugas, Alexander Koblikov, Taichi Kotsuji, Carla Kühne, Emmanuel Ritoux, Anna Suraniti

Musiques : Henry Purcell, Marc Mellits

Texte et direction d’acteur : Jean-Charles Massera

Création lumière : Arno Veyrat

Costumes : Léonor Boyot Gellibert

Laboratoire prise de paroles : Stéphane Bonnard

Construction de la scénographie : Olivier Filipucci

Régie générale et lumière : François Dareys ou Thibault Thelleire

Régie son : Victor Page ou Eric Dutrievoz

Collaboration de direction : Dorothée Alemany

Direction de production : Anna Delaval

Coordination logistique : Audrey Paquereau

Coordination technique : Samuel Wilmotte

Administration de production : Géraldine Winckler

Photo : Nos matins intérieurs par le collectif Petits Travers et la Quatuor Debussy, 2023, Biennale de la danse de Lyon, (c) Blandine Soulage

Nos matins intérieurs, Collectif Petit Travers.

 

Première le 14 septembre au Théâtre national populaire de Villeurbanne, Biennale de la Danse de Lyon.

 

Tournée : 3 octobre à Échirolles (France) La Rampe / Rebond en Région Biennale de la Danse de Lyon ; 13-14 octobre au Cirque Théâtre d’Elbeuf ; 17 octobre à Villefontaine (France) Le Vellein – Scènes de la CAPI / Rebond en Région Biennale de la Danse de Lyon 2023 en Région ; 19-20 octobre à la Maison de la Culture de Bourges – Scène nationale ; 30 novembre et 1er décembre au Théâtre de Lorient – Centre Dramatique National ; 12-13 décembre à la Comédie de Valence – Centre Dramatique National Drôme-Ardèche et 21-22 décembre à La Comète – Scène nationale de Châlons-en-Champagne / Le PALC Pôle National Cirque de Châlons-en-Champagne – Grand Est.