À la fois critique et hommage d’une génération, d’une époque et de sa pop culture, avec Age Of Content, la troupe composée de 18 danseureuses de La Horde, ce collectif composé de Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel qui est à la tête du Ballet National de Marseille introduit un univers aux croisements du réel et du virtuel. D’abord avec lenteur, l’audience du Théâtre de la Ville se retrouve ensuite propulsée dans un rythme effréné, hypnotique et déstabilisant.
Au départ, le plateau est nu, ou presque. Côté jardin, un escalier métallique mène à une passerelle en largeur. Dessous, au bord du plateau, des cartons sont empilés. Une faible lumière blanchâtre filtre à travers plafond de verre composé de carrés, à la manière d’un faux ciel pixelisé. Le lointain est fermé par un majestueux rideau beige dont se détache la silhouette de l’avant d’une voiture, à moitié voilée, à moitié dévoilée.
Objet scénique complètement hybride, la voiture télécommandée est une structure transparente composée de métal, de plexiglas et de mouvements, presque organiques. Bien que l’on devine son commanditeur, debout sur la plateforme en hauteur, elle se fait actrice de la scène. L’animé mécanique devient objet vivant.
Emergeant de l’arrière du rideau, l’un.e des danseureuses s’avance dans une démarche chaloupée. Habillé.e d’un ensemble vert velours, Juicy Couture – marque ayant participé à la construction médiatique de Kim Kardashian – son visage est masqué d’un tissu anonymisant, capuche sur la tête, encadrée par deux fausses nattes.
Dès lors, c’est une valse saccadée qui se crée entre l’humain et l’objet, non sans rappeler Titane et sa scène d’ouverture – film de Julia Ducournau dont la scène d’ouverture est une sorte d’accouplement entre une femme et une voiture, film connu pour son esthétique dérangeante et viscéralement corporelle. À la conquête de la structure mécanique, le.a danseur.euse monte, saute, fait corps avec la voiture. Les temps sont lents. Les gestes et mouvements de l’un et l’autre semblent être une danse où chacun.e s’apprivoise. Puis un clone arrive au plateau. Même tenue, même masque, mêmes gestes. Puis un autre. Et encore un.
Au fur et à mesure, les avatars vert velours arrivent et se lancent à la conquête de la voiture. La course à la gloire, à la visibilité, s’emballe, le rythme devient effréné et incessant. Et soudainement les individualités font corps et battent d’un même rythme : les gestes sont groupés et s’accordent à une bande-son techno. Puissance du groupe et perte de l’individualité se dévoilent dans cette conquête du devant de la scène, dans ce besoin de visibilité et de connaissance et reconnaissance de soi.
Au cœur de cette réflexion dansée sur une époque saturée de contenus médiatiques et de réalités simultanées, une question revient : où se loge l’authenticité ? Derrière les clins d’œil humoristiques à la pop culture – un tableau mimant les gestes désarticulés des Sims, des chorégraphies inspirées de TikTok, ou des postures virales – se cache une remise en question profonde de cette quête de visibilité permanente qui nous transforme en spectateur·ices et en produit à la fois.
Lors du deuxième tableau – la performance semblant être en triptyque – les corps se rencontrent et s’enchevêtrent dans des mouvements érotiques hautement suggestifs. On retrouve notamment un geste marquant, le maintient d’autrui par la bouche, comme un harnais. Ce motif revient, glaçant, comme une image d’aliénation sexuelle et de dépossession de soi.
Cette scène place le public dans une position de voyeur silencieux, presque complice malgré lui. Dans l’architecture descendante du Théâtre de la Ville, où la salle forme une pente face au plateau, les visages éclairés par les lumières scéniques deviennent eux-mêmes partie du spectacle : un miroir de ce qu’ils observent. Le regard devient actif, participant, et c’est là que le trouble s’installe. Dans ces scènes, chaque geste sensuel, chaque mouvement stylisé évoque une sexualité instrumentalisée, vidée de son intimité, presque algorithmique.
Ainsi, Age Of Content est une performance explosive et rafraichissante qui déplace : les codes, les genres – tant humains que théâtraux – et bouscule nos idées préconçues et nos quotidiens. Véritable odyssée artistique, Age Of Co ntent nous transporte dans une réalité parallèle en miroir de la nôtre. On y fronce les sourcils, on interroge la scène, et l’on en ressort porté.e.s par la flamboyance joyeuse du ballet final, collectif, vibrant, politique. À l’image des comédies musicales, l’espace artistique se déploie comme une réappropriation de l’authenticité, de l’individualité pour faire groupe puissant, politique et intimement bouleversant.