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09.11.2023 → 09.11.2023

Standing ovation pour Kantorow pour son extraordinaire récital à la Philharmonie de Paris

par Helene Adam
11.11.2023

Accueilli par une longue standing ovation de la part des spectateurs littéralement captivés par une soirée extraordinaire alliant virtuosité et sensibilité, Alexandre Kantorow a gardé la simplicité des très grands, souri d’un air presque gêné et s’est esquivé après deux bis généreusement octroyés pour faire plaisir à un public des très grands soirs.

Artiste complet, sensible et virtuose

 

Rien ne semble devoir arrêter l’irrésistible ascension d’Alexandre Kantorow, 26 ans (et qui, en 2019, avait remporté le prestigieux prix du concours Tchaïkovski) vers les sommets de la perfection.

C’est une Philharmonie absolument comble qui a accueilli, le 9 novembre, celui qui est désormais l’une des plus grandes stars du piano, et certainement le plus doué de sa génération pourtant fort riche en pianistes de talent. Nous avons rapidement pris conscience que nous assistions à un concert hors du commun avec un artiste d’une intelligence musicale fabuleuse.

 

Kantorow est un de ces artistes complets, comme on les aime passionnément, à cause de l’immense bonheur qu’ils procurent en partageant leur amour de la belle musique, la plus difficile, la plus excitante, celle avec laquelle on ne peut pas tricher ou faire d’effets, celle avec laquelle il faut juste communier totalement.

La manière dont, pour chaque spectateur, le temps fut suspendu dès que le jeune homme, tout vêtu de noir et sans ostentation aucune, s’est installé sur le tabouret et a posé avec élégance ses mains sur le clavier, a été, d’emblée, l’un des signes de ce qui fait les grandes soirées. Chacun a retenu son souffle, scotché par le charme enchanté qui se dégageait de chaque note, chaque mesure de ces difficiles morceaux, plus ou moins connus, que chacun découvrait ou redécouvrait sous les doigts de l’agilité magique de Kantorow.

 

Brahms pour commencer

 

Il a débuté par la Rhapsodie op. 79 n°1 en si mineur de Johannes Brahms. Et déjà, confirmant qu’il est en évolution constante, qu’il ne joue jamais de la même manière chaque morceau, il semblait inventer l’interprétation au fur et à mesure de son inspiration ; et hier soir elle était particulièrement brillante, avec une mélodie admirablement sculptée au milieu des variations infinies de l’accompagnement, passant de la main gauche à la main droite avec une facilité déconcertante, des accélérations en crescendo, des silences bienvenus sur les soupirs de la partition avec cette main gauche levée comme s’il réfléchissait à donner de nouvelles et merveilleuses nuances à la phrase musicale qui suit…

Tout était admirable et osé, audacieux même sur le plan technique. Car Kantorow peut se permettre d’être un poète de la musique et d’allumer des étoiles partout où il se produit, parce qu’il possède une prodigieuse technique, une agilité phénoménale des doigts, des mains particulièrement souples et musclées tout à la fois, un corps qui bouge et se place le plus judicieusement possible pour donner le maximum de belles sonorités : un peu en arrière et très droit pour alléger ses « pianos », courbé sur le clavier presque arc-bouté sur son pied gauche en arrière pour rendre les touches le plus sonores possible dans une harmonie impressionnante de beauté, et, plus décontracté sur les parties lyriques qu’il peut ainsi négocier comme une belle respiration au milieu des entrelacs complexes de la Rhapsodie.

 

Puis Liszt et Bartók

 

Des deux morceaux de Liszt, compositeur réputé injouable, l’Étude d’exécution transcendante n° 12, Chasse-neige et  Vallée d’Obermann,  il n’a fait qu’une bouchée. Savoureuse. Virtuose. Étourdissante ce qui lui a valu une immense ovation face à une œuvre rare et rarement jouée dont il domine parfaitement les difficultés techniques pour sembler se promener, pour notre plus grand bonheur, d’un mouvement de mains fascinant. Qui ignorait alors qu’il avait la chance d’entendre l’interprétation inspirée d’un jeune elfe qui marque d’ores et déjà l’histoire du piano ?

Avant l’entracte, Kantorow a encore offert au public la Rhapsodie, op. 1 de Béla Bartók, qu’il a présenté, comme toujours, avec quelques autres inflexions, de nouvelles nuances, une approche plus fouillée. Comme si le contact avec le public se faisait d’abord et avant tout, pour ce grand jeune homme plutôt timide, par l’intermédiaire d’une interprétation inspirée par une ambiance (particulièrement chaleureuse dans la belle acoustique de la Philharmonie de Paris).

 

Et puis Rachmaninoff

 

Après la pause, Kantorow s’est attaqué à l’un des principaux morceaux de la soirée, tant par sa longueur que par sa richesse, la Sonate n°1 (1907) de Serge Rachmaninoff, véritable partie de bravoure, partition très complexe, trois mouvements très contrastés, mais tout aussi virtuoses les uns que les autres.

Il avait déjà enregistré cette Sonate emblématique dans un album intitulé « À la russe » (chez Classical) alors qu’il n’avait encore que dix-neuf ans et là encore, ce jeudi soir à la Philharmonie, il a montré à quel point il peut encore mieux jouer d’année en années, nous surprendre encore davantage, voire nous éblouir et nous captiver durant les quarante minutes de l’œuvre.

Celle-ci ne manque pas de passages rapides et sonores succédant à des thèmes plus langoureux, le tout en très peu de temps, ce qui a permis à Kantorow de donner toute la mesure de sa capacité à varier son style de jeu en maîtrisant le silence, le ralentissement, comme l’accélération, les accords scandés du début comme la bousculade qui suit. Un « triptyque probablement inspiré par le Faust de Goethe, où les angoisses métaphysiques de l’alchimiste dicteraient l’Allegro molto, la beauté de Marguerite le Lento, les maléfices de Méphistophélès l’Allegro molto » précise le programme et l’on s’y est parfaitement retrouvé.

L’ovation a tourné au délire. Elle n’est pas si habituelle que cela à la Philharmonie surtout quand le pianiste est seul. Encore un signe, s’il en était besoin, que Kantorow n’est décidément pas n’importe quelle star du piano. Il est Kantorow, le poète, au charisme discret et inépuisable.

 

Chaconne de la seule main gauche

 

Et comme nous l’avons dit, la main gauche de Kantorow est incroyablement puissante et précise. Il était donc tout naturel de sa part de s’attaquer à la fameuse, mais rare et terriblement difficile Chaconne pour violon de Johann Sebastian Bach, arrangée pour la main gauche par Brahms ; Brahms qui écrivait alors à Clara Schumann à qui s’adressait cette composition : « Je trouve qu’il n’y a qu’une seule façon de s’approcher du pur plaisir que donne cette œuvre, même si c’est de façon très diminuée : c’est quand je la joue avec la main gauche seule ! Une difficulté comparable, une science de la technique, les arpèges, tout contribue à me faire alors sentir comme un violoniste ! »

Et il en faut du talent pour exprimer la richesse de cette Chaconne, « l’un des plus merveilleux et inimaginables morceaux de musique qui existent » avec une seule main. Mais rien ne semble résister à Kantorow quand il entre dans son monde. Sa main droite inutile, se pose sur son genou, puis se dresse, pour tenir ensuite le bord du clavier comme pour restituer en pensée l’équilibre du pianiste, tandis que la gauche se déchaine d’un bout à l’autre des touches avec une dextérité qui laisse pantois. Mais nous l’avons dit, pour la Chaconne comme pour l’ensemble du programme, la technique ébouriffante de Kantorow était mise au service de sa sensibilité musicale sans cesse exprimée de manière originale et unique.

Et puis, il s’en est allé, et il est revenu en souriant très légèrement pour exécuter un premier « bis », nous offrant la transcription du célèbre Mon cœur s’ouvre à ta voix, chanté par Dalila dans l’opéra de Camille Saint-Saëns, avec d’infinies variations autour du thème principal, enchaînant après un nouveau rappel, salle debout, sur un deuxième « bis » totalement différent musicalement, avec de superbes « glissando », le final de L’Oiseau de feu d’Igor Stravinsky. Alexandre Kantorow a aussi le sens du spectacle et c’est un compliment de plus.

 

Les sentiers de la gloire

 

Le jeune pianiste français est en pleine gloire et il remplit les salles désormais bien au-delà de la France. Il vient de triompher à Carnegie Hall à New York, et il revient la semaine prochaine à Paris avec l’orchestre de Paris sous la direction d’une autre star montante, le jeune chef d’orchestre Klaus Mäkelä, avec le concerto L’Égyptien de Camille Saint-Saëns.

Le jury anonyme, qui, après avoir assisté, incognito, à quelques-uns de ses concerts, lui avait décerné le Gilmore Artist Award, avait reconnu son talent original et son apport décisif à la musique. Le président du Gilmore avait alors qualifié le pianiste de cette phrase : « Rien n’est jamais deux fois pareil. C’est toujours nouveau et toujours intéressant. Il a tellement de choses à dire. Rien ne l’empêche de dire ce qu’il veut, comme il veut le dire. »

On ne peut mieux résumer l’artiste…

Visuel © Sasha Gusov