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Patrick Bruel : « Le succès, on peut juste le constater, mais on ne peut pas le prévoir »

par Katia Bayer
20.08.2024

La 23ème édition du festival de jazz de Gand, en Belgique, s’est achevée le 20 juillet dernier. Programmé le 17 juillet, juste après Gaby Hartmann et Luz Casal, Patrick Bruel y donnait un concert d’1h30, dans le cadre de sa tournée intitulée « On en parle ». L’occasion de chanter des morceaux de son dernier album (le dixième) Une fois encore, mais aussi des intemporels et de s’octroyer quelques impros. Avant un méga concert aux Francofolies de Spa quelques jours plus tard et son retour en Belgique à Forest National, à Bruxelles, le 10 octobre prochain, il débarque dans son hôtel gantois, vêtu d’un pull sur lequel apparaissent en lettres rouges le mot « Amour ». Il est minuit, on le salue (« bonsoir, Amour ! »), on ne parle pas fort, ça l’amuse (« mais comment ils font les autres ? »), il remercie au passage ses musiciens qui lui ont offert une guitare (« merci encore les gars, elle est trop belle ! »). La discussion démarre, entre musique, technologie, actu, relève, cinéma et break estival.

Cult.news : Est-ce que vous avez vu la programmation de Gand ? Y jouent des artistes comme Asaf Avidan, Joshua Redman, Erik Truffaz ou Luz Casal.

Patrick Bruel : Oui, j’ai vu. C’est très élégant et je suis très honoré d’être au milieu de cette belle compagnie.

Le principe d’un festival repose sur l’éclectisme et la découverte. Est-ce que c’est quelque chose qui vous intéresse aussi de suivre ce qui se passe du côté des artistes émergents, de jouer le jeu de la découverte ?

Oui, mais le problème, c’est qu’on pourrait faire ça si on n’était pas en tournée, si on avait le temps. Moi, c’est vrai, j’ai le temps d’arriver la veille à Brive et à Spa, d’aller voir des spectacles. Mais sinon, on n’a pas vraiment le temps. Par exemple, Luz Casal, ce soir, je n’ai pas pu la voir parce que j’étais en train de réaliser des entretiens. J’étais venu un peu en avance pour l’écouter.

Et en dehors des festivals ?

Oui. Je suis assez curieux, j’écoute beaucoup de choses.

Comment découvrez-vous les jeunes talents ?

Ça dépend. Souvent sur des playlists, parfois, sur des fils Instagram, des choses qui défilent. C’est comme ça que j’ai connu Emma Peters, au tout début, quand elle commençait. J’ai eu, tout de suite, un coup de cœur pour cette artiste. Les réseaux sociaux ont des avantages et des inconvénients. Ça, c’est un des avantages. Je pense qu’aujourd’hui, il ne peut plus y avoir de génie méconnu. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Si quelqu’un a vraiment quelque chose, a du talent, a « un truc», compte tenu du caractère viral du net, ça va tellement vite qu’il y aura forcément un coup de projecteur sur lui.

Ça veut dire que dans le passé, il y a des gens qui ne se sont pas fait repérer parce qu’ils n’avaient pas forcément les contacts et les moyens pour se faire connaître ?

Dans le passé, bien sûr, même très lointain. Des peintres qui étaient des génies n’ont jamais vécu de leur peinture et leur art s’est vendu des milliards après leur mort.

Je vous ai vu en concert il y a longtemps, à Forest National. À l’époque, tout le monde sortait son briquet. Maintenant, tout le monde a son téléphone portable. Ça change…

C’est joli. De tout temps, l’homme doit aussi s’adapter aux changements. D’abord, c’est la définition de l’intelligence, la faculté d’adaptation. On doit essayer de maîtriser la technologie plutôt que de la subir. Il faut s’y intéresser de près. La technologie propose un éventail extraordinaire. Et comme tout, elle a ses effets pervers. Il faut juste en avoir conscience et essayer d’apprendre un peu le code de la route. C’est comme une Ferrari. Si vous n’avez pas le permis de conduire et que vous partez à 300 à l’heure, vous allez dans le mur. Internet, c’est pareil et il faut essayer d’enseigner, de guider, de prévenir. Mais oui, ça a changé la donne et la forme. Ça a changé la consommation aussi. La consommation de la musique n’est plus la même. Elle est devenue individuelle. Elle n’est plus collective.

En même temps, en concert, on retrouve cet esprit du collectif.

Oui, à part le concert ! Le concert, c’est assez merveilleux parce que ça, pour l’instant, c’est ce qui reste. À l’époque, on écoutait de la musique ensemble. Dans la voiture par exemple, on écoutait le même CD ou la même radio. Aujourd’hui, non ! Chacun a ses écouteurs, chacun écoute sa playlist sur son algorithme et sur son temps de trajet. C’est très difficile de sortir de sa cible.

Le spectacle a un caractère fédérateur assez inattendu. Je viens de faire des photos avec une famille : une maman, un papa et la petite fille de 12 ans. Ils ont chanté ensemble. Ce rassemblement générationnel est très chouette à vivre, à constater, à partager.

Est-ce que c’est justement peut-être parce qu’il ne reste que le concert dans cette donne-là, que l’artiste se donne plus que prévu ? J’ai l’impression que vous étiez hyper ému sur certaines chansons, plus que sur d’autres. Vous aviez les yeux qui pétillaient, vous étiez dans le partage.

Moi, je suis une éponge. J’ai une émotion très forte qui se dégage. J’ai cette capacité d’émerveillement intact. Je n’ai jamais l’impression que c’est la même chose, que c’est normal, que c’est acquis. Ce soir, c’était différent ; différent d’avant-hier et différent de demain. Il y avait une manière de recevoir des chansons qui a fait qu’à un moment donné, j’ai changé des petites choses. J’ai ajouté un truc, j’en ai enlevé un autre. Je me sentais très bien ce soir alors que j’avais pas mal le trac. Le public était néerlandophone, je ne savais pas trop où je mettais les pieds et paradoxalement, je me suis senti super bien, très à l’aise. Tout était permis. On n’était pas obligé de faire ce qui était prévu. On pouvait improviser, changer en cours de route. C’est aussi lié au fait que je n’avais pas mes écrans. Nous avons une formule qui est énorme mais là elle ne rentrait pas car le festival est petit. Du coup, je n’étais pas tenu à des trucs « timés » à la seconde près. C’était la libération totale. Encore que… On a un espace à un moment donné qui n’est jamais tous les soirs pareil. Mais le reste, c’est assez cadré. Ce soir, c’était plus en roue libre.

Il y a des chansons que je connais, d’autres que je ne connais pas. Moi, je me rappelle de La Fille de l’aéroport (1989) …

On devait la faire, on ne l’a pas faite. C’est marrant, j’allais la jouer, mais j’ai joué She’s Gone (de Daryl Hall et John Oates) à la place. Je ne sais pas ce qui m’a pris (sourire).

Je ne vous en veux pas ! Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, le public, selon vous, garde certaines chansons en mémoire, alors qu’il y en a d’autres qui sont beaucoup plus récentes, qui sont liées au dernier album et qu’on essaie de proposer ? Qu’est-ce qui vous garantit finalement qu’elles s’inscriront dans la durée ?

Rien ! Le succès, on peut juste le constater, mais on ne peut pas le prévoir. On écrit une chanson, mais on ne peut pas savoir. Je sais juste que ces chansons sont restées parce qu’elles sont intemporelles, parce qu’elles nous racontent, qu’elles racontent nos vies. Par exemple, dans certaines chansons de Grand Corps Malade, j’ai l’impression qu’il a écrit pour moi, qu’il connaît ma vie, qu’il connaît mon histoire. Il y a des sentiers très précis, cachés.

 

C’est l’universalité des chansons qui détermine sa forme. Place des grands hommes (1989) appartient à tout le monde. Tout le monde a vécu cette histoire, tout le monde se l’est appropriée, tout le monde a changé les prénoms, tout le monde s’est raconté son histoire. J’ai eu cette chance d’avoir beaucoup de chansons qui sont rentrées chez les gens et qu’ils se sont appropriées.

Pendant votre concert, vous parlez de paix et vous montrez des images d’archives de deux pianistes Israélien et Palestinien, Itamar Golan et Salem Abou Nachkar, jouant ensemble en 2004. Il y a 20 ans déjà ! Des mains se touchent, la musique réunit des artistes des différents camps. Dans votre chanson Danse Pour Moi, il y a cette idée de danser encore et danser plus fort. Votre manière de chanter « Pourquoi ne pas y croire… », de la défendre, est plus solennelle que pour les autres. Pour vous, c’est important de chanter cette chanson-là et de continuer à parler de la paix ? Souvent, on aime bien associer les mots « artiste » et « engagé », ce qui est quand même lourd comme responsabilité à porter. Comment y réagissez-vous ?

Je parlerais plutôt d’artiste citoyen avec l’engagement que cela implique. Il est difficile depuis le 7 octobre, de faire, comme si de rien n’était. Moi, je n’ai pas bougé de mes positions, de celles que j’avais il y a 20 ou 30 ans. J’ai toujours prôné la création de deux États. J’ai toujours prôné une considération concrète pour le peuple palestinien, mais sans jamais oublier la sécurité d’Israël.

 

Il faut que le dialogue se fasse avec ceux qui veulent vraiment faire la paix. Or aujourd’hui, il y a des gens qui ne veulent pas de cette paix, qui ne veulent pas entendre parler de deux États. C’est donc très compliqué, mais même si ça paraît insurmontable, je veux encore y croire. Ne serait-ce que pour regarder nos enfants dans les yeux, on se doit d’y croire et de tout faire pour ça.

 

La folle importation de ce conflit a des conséquences dramatiques. La montée de cet antisémitisme décomplexé ne met pas en danger uniquement la communauté juive mais la République toute entière. Il y a un travail de fond à effectuer. Ça relève de l’éducation et du devoir de mémoire à tous les niveaux. Cette mémoire qui fait cruellement défaut à certains en ce moment. Oui, j’ai eu envie de montrer l’image de ces deux pianistes Israélien et Palestinien que j’avais réunis sur la scène du théâtre de Versailles, pour jouer à quatre mains un morceau de Mozart. C’était en 2004… Je pensais qu’en 2004, c’était presque un peu too much, que j’enfonçais des portes ouvertes, que le symbole était un peu lourd… Et pourtant… Je suis heureux de l’avoir fait. Ça résonne tellement aujourd’hui.

 

Que sont devenus ces deux musiciens ? Êtes-vous resté en contact avec eux ? 

Non. Mais je pense qu’il s’ appréciaient suffisamment pour peut-être renouveler ce moment. C’était fort et très émouvant. La démarche avait été très saluée un peu partout.

Pendant votre concert, vous avez interprété Au Jardin des délices (2000). Même si la chanson parle de Tunis, son interprétation plus arabisante que sur l’album Juste avant nous a rappelé que vous étiez retourné en Algérie avec votre mère.

Oui. L’année dernière. La chanson Je reviens (2022), je la chante normalement tous les soirs. Je raconte le retour avec ma mère en Algérie. Ce soir, je ne l’ai pas mise parce qu’il fallait que l’on enlève quelques chansons pour pouvoir rentrer dans le cadre d’1h30. Mais bon, ça a été un voyage très fondateur, très important.

Qu’est-ce que vous avez découvert que vous ne saviez pas ?

Déjà, j’ai fait plaisir à ma mère ! Et puis, je me suis fait plaisir d’y retourner avec elle. On est parti ensemble quand j’avais 3 ans, main dans la main, tous les deux. On est revenu main dans la main dans l’autre sens, 60 ans plus tard. C’était génial. C’était un très beau voyage, avec un accueil fabuleux sur place. Elle est à la recherche de ses souvenirs. Moi, de ceux que je n’ai pas eus.

Vous aimeriez bien y retourner  à nouveau ?

Oui, maintenant. Il faudrait qu’il y ait une occasion. Le retour, ça y est, je l’ai fait. Je suis allé retrouver les endroits, les sensations. Et puis, c’était bien de le faire avec ma mère, de voir à travers son regard, son énergie à elle. Quand je dis énergie, elle marche deux heures par jour à Paris. Franchement, elle nous a mis tous K.O. sur les deux premiers jours !

Pourquoi avez-vous choisi d’appeler votre tournée « On en parle » ? On choisit comment un titre ? On fait un brainstorming ?

Non, non. Au début, elle n’avait pas de titre. Puis « On en parle », c’est vraiment le sujet de cette tournée. La tournée d’hiver, le spectacle, il dure 2h40, pas 1h30. Il est très sociétal, il est très « On en parle ». Le titre est très bien trouvé, il s’accorde bien avec les images, avec tout ce qui se passe, parce que oui, on en parle. Et on parle de tout, de choses plus ou moins légères, profondes, difficiles à aborder…

Vous avez joué au cinéma. Vous sentez une énergie différente dans les festivals de cinéma que dans les festivals de musique ?

Ça n’a rien à voir. Ce n’est pas la même émotion. J’ai été président du jury à deux reprises, notamment à Dinard pour le Festival du Film Britannique. J’adore la douceur des festivals. La rencontre avec un jury, des gens que vous ne connaissez pas trop, ça fait une petite famille à la fin. Vous échangez et quand vous avez un peu de chance, vous avez une programmation de films qui est agréable. Quand vous avez moins de chance, les films ne sont pas terribles, mais vous êtes content de les voir ensemble, de passer des moments avec des gens, de rencontrer des scénaristes, des producteurs, des réalisateurs ou des acteurs. Voilà, c’est très doux, je trouve, les festivals. Je ne parle pas du festival de Cannes, qui est différent. C’est une machine de guerre, c’est encore autre chose. Mais les festival de La Baule, de Saint-Jean-de-Luz, d’Avoriaz, je les ai bien aimés. C’était très agréable.

Qu’est-ce que le jeu d’acteur vous a apporté, finalement, dans votre carrière ? Vous n’avez pas fait tant de films que ça…

Pas tant de films que ça (rires) ? 58 !

Vous avez fait 58 films ?! Votre choix d’origine, c’était celui de la musique ?

Non, j’ai commencé par le cinéma (Le Coup de sirocco de Alexandre Arcady, 1979). J’ai toujours fait les deux en même temps. J’ai fait beaucoup de films mais je n’en ai pas fait quatre par an.

Et là, maintenant, on continue à vous contacter pour vous proposer des projets ? Qu’est-ce qui fait que vous y allez ou pas ? 

J’en fais de temps en temps. Là, je viens de tourner ma première série. Elle sortira en hiver ou au début de l’année prochaine. Je suis très ouvert, mais bon, c’est vrai qu’avec tout ce que je fais, il y a un moment donné où il faut un petit peu choisir au niveau de l’emploi du temps. Je ne peux pas tout faire !

Quand les choses sont rodées, est-ce que vous arrivez à rester vous-même, authentique ?

On reste toujours soi ! C’est marrant, cette obsession des gens.

Parfois, on change, on est récupéré par quelque chose et puis on s’y perd.

Mais par quoi, on est récupéré ? On a une totale liberté dans ce qu’on veut. Moi, je change l’ordre tous les soirs. Je suis l’homme de toutes les audaces. J’ai besoin d’être étonné et d’étonner les gens. Si je ne suis pas étonné, si je rentre dans une routine, c’est terminé, je ne m’amuse plus.

Qu’est-ce qui vous a étonné ce soir ?

La réaction des gens sur mes propositions. Je pensais qu’il y aurait une barrière de la langue ce soir, il n’y en avait pas. Je trouve ça incroyable. La capacité des musiciens a être très réactive aussi. On se connaît depuis si longtemps. On joue depuis si longtemps ensemble. On pourrait jouer les yeux fermés. On n’a pas répété. Ce soir, il y avait des morceaux qu’on n’a même jamais joué ensemble. C’était génial ! Ça me fait plaisir. La scène, c’est un incroyable révélateur. Quelqu’un qui mécanise, on le voit. Même si ça ne se voit pas, le public peut être heureux parce que le show est rodé, prêt, calibré. L’artiste, s’il mécanise, il est moins heureux à la sortie, mais il a fait son job. Moi, je n’ai jamais considéré ça comme un job.

Vous avez considéré ça comme quoi, alors ? Une partie de plaisir ?

C’est les vacances. On peut faire ce qu’on aime le plus, ce qu’on préfère, en soirée et en journée, aller dans des beaux hôtels, dans des bons restos, voir des gens sympas, découvrir des destinations, des livres qu’on ne connait pas. Après, les vacances, c’est fade (rires) !

Qu’est-ce que vous faites pendant vos vacances, alors ?

Je pars dans des endroits un peu spéciaux, un peu inattendus. L’année dernière, en été, je suis parti en Norvège. Je suis allé visiter les fjords.

Les fjords, c’est cool. Et cet été, vous allez où ?

Je ne sais pas encore. Ce n’est pas encore décidé. Ce sera décidé au dernier moment, ça aussi…

Propos recueillis par Katia Bayer

Visuel : © Fred de Pontcharra