Ce 22 novembre, le public du Théâtre du Châtelet découvre la première production française des Misérables depuis 1980. La plus célèbre comédie musicale de tous les temps, avec plus de 130 millions de spectateurs, revient en France dans une nouvelle production d’Alain Boublil et de Claude-Michel Schönberg. Jusqu’au 2 janvier 2025.
En 1862 Victor Hugo achève l’un des plus vastes et célèbres romans de la littérature du XIXe siècle. Lorsqu’il commence la rédaction des Misérables en 1845, Hugo est en deuil. Il vient de perdre sa fille Léopoldine, noyée pendant qu’il était en voyage avec sa maîtresse. Si la liaison avec une femme mariée, Léonie Biard, redonne le goût à la vie au romancier rongé par la culpabilité, tout bascule lorsque les amants sont surpris in flagranti le 5 juillet 1845 dans un hôtel du passage Saint-Roch. Académicien et pair de France, Victor Hugo est relâché, mais Léonie sera emprisonnée à Saint-Lazare et transférée au couvent des Dames de Saint-Michel.
Inspiré par ces tragédies intimes et celles dont il est témoin et exilé sur l’île de Guernesey après le coup d’état de Napoléon III en 1851, Victor Hugo décrit dans Les Misérables la détresse de pauvres gens dans Paris et la province. Sur le fond de la bataille de Waterloo, de l’essor de la bourgeoisie et de l’émeute de Paris en juin 1832, il dénonce la misère, l’exploitation et le patriarcat et plaide pour le droit au travail et à l’éducation. À travers les 1500 pages du roman « s’exprime quelque chose de matriciel pour l’humanité », comme le dit Alain Boublil dans l’entretien avec Bertrand Dicale.
Autour du personnage central, l’ancien bagnard Jean Valjean, gravitent les personnages contrariés en permanence par la brutalité et les injustices sociales : l’enfant-mère Fantine, sa fille orpheline Cosette, le vaillant étudiant Marius, l’inflexible inspecteur Javert, le crapuleux couple Thénardier et leur malheureuse fille Éponine. Chacun à sa manière, ces personnages incarnent « une forme d’universalité » ; le désespoir, la révolte et le deuil, mais aussi l’amour et la rédemption. « Tous, dans leurs catégories, sont des modèles de l’espèce humaine » et ensemble, ils font avancer cette épopée critique et engagée, d’une humanité poignante.
Le projet d’une adaptation musicale du roman-fleuve de Hugo naît en 1978 lors d’une présentation d’Oliver!, à laquelle Alain Boublil, le futur librettiste des Misérables, assiste à Londres. Il expose l’idée au compositeur Claude-Michel Schönberg qui est immédiatement séduit. L’album concept, sorti en 1980 avec Michel Sardou dans le rôle d’Enjolras, est vendu à 260 000 exemplaires. Après sa création le 19 septembre 1980 au Palais des Sports dans une mise en scène de Robert Hossein, Les Misérables sont réstés à l’affiche pour 109 représentations.
Malgré sa popularité auprès de quelque 500 000 spectateurs à sa création, la critique est acerbe. « La musique est navrante et les textes sont affligeants de bêtise », tranchera Philippe Tesson dans l’émission Masque et la plume du 5 octobre 1980. C’est donc l’adaptation anglaise des Misérables par le producteur Cameron Mackintosh qui en fera un succès mondial. Créée au Barbican Centre à Londres le 8 octobre 1985, la comédie musicale connue sous l’appellation familière « Les Miz » n’a jamais quitté l’affiche et détient, avec plus de 15 000 représentations, un record de durée d’exploitation ininterrompue.
Le succès des Misérables a été reproduit dans le monde entier, notamment à Broadway où six présidents américains ont assisté au spectacle qui a connu plus de 8000 représentations et a généré un chiffre d’affaires d’1,8 milliard de dollars. Mis en scène dans une quarantaine pays, le texte a été traduit dans 22 langues dont le créole mauricien, le basque et le coréen. L’adaptation cinématographique réalisée par Tom Hooper en 2012 a pulvérisé tous les records de recettes pour une comédie musicale (442,8 millions de dollars) et remporté trois Oscars et trois Golden Globes. Sans pour autant convaincre la presse française qui décrie le film comme « la cacophonie du malheur, ou les derniers outrages musicaux faits à Hugo » (le Monde, 12 février 2013).
Pour cette nouvelle production des Misérables en français, Alain Boublil et Claude-Michel Schönberg ont dépoussiéré l’ouvrage sans en faire la parabole d’une quelconque actualité. Se nourrissant de plus de quarante ans de l’expérience scénique avec Les Misérables, ils ont optimisé le texte et la partition pour permettre aux personnages de raconter l’histoire d’une voix plus authentique et, comme l’ajoute Schönberg, « chercher une vérité et une sincérité qui émeuvent et qui parlent au public ».
2h30 de spectacle, 40 personnes sur scène, 300 costumes, 12 enfants pour quatre rôles. « La législation sur le travail d’enfants est contraignante », explique Ladislas Chollat à FranceInfo. Sous le contrôle de Cameron Mackintosh, producteur anglais titulaire des droits, qui supervise toutes les modifications du spectacle et valide le casting des interprètes, Chollat signe une mise en scène cinématographique et plutôt conventionnelle. Cette sobriété n’est pas pour nous déplaire, d’autant plus que la scénographie imaginée avec Emmanuelle Roy est dynamique, poétique et suffisamment dépouillée pour laisser respirer ces personnages plus grands que nature.
Les décors protéiformes d’Emmanuelle Roy, les projections vidéo hypnotiques et les lumières contrastées d’Alban Sauvé s’agencent dans une succession fluide de 35 tableaux impeccablement composés et visuellement percutants, tels des photos de guerre de James Nachtwey. Sur le fond de cette scénographie sombre et presque monochrome toute la couleur provient des costumes de Jean-Daniel Vuillermoz. Afin d’obtenir l’effet hyperréaliste, les costumes sont passés par l’atelier patine du théâtre du Châtelet où ils ont été vieillis, abîmés, rapiécés, déchirés et déteints par le soleil.
Les Misérables sont une comédie musicale opératique (entièrement chantée) qui s’inspire autant de Parsifal que des Contes d’Hoffmann. Si le casting de 1980 réunissait surtout des chanteurs de rock ou de variété, la production de 2024 est résolument classique. Sans pour autant être complètement acoustique. Le seul regret que nous avons est lié à la sonorisation ; certaines voix (par ex. Cosette jeune) amplifiées par les micros acquièrent un aspect artificiel et froid qui fragilise l’équilibre et la couleur sonore de l’ensemble.
Dans le rôle principal de Jean Valjean, on trouve ainsi le très convaincant ténor Benoît Rameau. Déployant une remarquable ampleur émotionnelle et vocale, Rameau exprime sa colère ravageuse dans les graves les plus sombres et sa tendresse paternelle dans les aigus clairs, parfois brisés, mais toujours saisissants. Son « Comme un homme » est bouleversant. Le baryton Sébastien Duchange incarne l’imposant inspecteur Javert avec une terrifiante obscurité vocale. La comédienne Claire Pérot dans le rôle de la fragile Fantine ébranle tant par son jeu que par sa voix, cristalline quand elle rêve de bonheur et âpre dans l’humiliation.
Les Thénardiers incarnent leur méchanceté avec panache. Dans le rôle du couple charognard, David Alexis et Christine Bonnard sont vulgaires, cyniques et drôles à souhait. Stanley Kassa, qui a interprété Simba dans le Roi Lion, est superbe dans le rôle d’Enjolras (« Celui qui monte sur les barricades », il précise), souple et combatif comme un jeune fauve. Océane Demontis (Nala dans le Roi Lion) offre une interprétation trop solaire d’Éponine, pourtant l’ultime perdante de l’histoire.
Malgré sa voix chaude et claire, Juliette Artigala, dans le rôle de Cosette adulte, peine à convaincre dans sa passion amoureuse pour Marius. En revanche, Jacques Preiss est troublant de sincérité dans Marius. Il semble appliquer à son avantage son expérience comme pilote de ligne chez Air France pour naviguer entre l’ivresse du bonheur et la peur de la mort. Mention spéciale pour le petit Gavroche, le vaillant et insolant môme de la rue, incarné avec brio par Paul Wandrille Charbonnel, l’un des quatre jeunes chanteurs de la Maîtrise des Hauts-de-Seine.
Invisible derrière le rideau jusqu’à la fin, l’Orchestre du Théâtre du Châtelet sous la direction précise et entraînante de la cheffe charismatique Alexandra Cravero, galvanise cette production qui a tout pour séduire. À en juger par une fervente standing ovation, Les Misérables ne sont pas près de rendre leurs tabliers !
Visuels : © Thomas Amouroux