Ce jeudi 17 avril, devant une salle comble du Conservatoire Darius Milhaud, la pianiste russe de 17 ans a ébloui le public aixois avec un programme réunissant la Sonate nº 31 de Beethoven, la Sonate nº 2 de Schumann, Prélude, Choral et Fugue de Franck et la Sonate nº 2 de Prokofiev.
Enfant prodigue et protégée de Grigory Sokolov qui a subjugué le public parisien avec la maturité de son jeu dès ses douze ans, Alexandra Dovgan est devenue une interprète redoutable. Le prestigieux Prix Serdang qu’elle reçoit en 2024 des mains de Rudolf Buchbinder récompense sa remarquable réussite. Sa prodigieuse carrière est le fruit d’un travail pianistique acharné, mais aussi d’une stratégie à long terme. Car ses programmes sont conçus pour construire et consolider un répertoire choisi avec intelligence, tant pour sa difficulté que pour sa variété.
Alexandra Dovgan est toujours aussi sobre et efficace sur scène, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Vêtue d’une robe prune sans manches, elle s’avance vers le piano d’un pas décidé et poursuit sans tarder. On remarque d’emblée que son jeu est plus affirmé et plus puissant qu’en octobre dernier au Théâtre des Champs Élysées (voir ici). La jeune virtuose russe y abordait encore la Sonate nº 31 de Beethoven avec attention et délicatesse, mais un peu sagement, alors que sa Sonate nº 2 de Schumann, ronde et équilibrée, manquait de tumulte.
Ce soir, Alexandra Dovgan interprète ces mêmes œuvres avec la même technique irréprochable qui la caractérise, mais aussi avec une poigne qui n’est pas sans rappeler les interprétations musclées et romanesques de Daniil Trifonov. Certes, la Sonate nº 31 de Beethoven et la nº 2 de Schumann sous les doigts agiles d’Alexandra Dovgan revêtent une couleur résolument moderne, mais son interprétation ne manque ni de nuance, ni de fougue, ni de poésie. Dovgan a réussi le pari audacieux de revisiter ces œuvres emblématiques du XIXème siècle avec une fraicheur rigoureuse et assumée.
Après l’entracte, le programme se poursuit avec le Prélude, Choral et Fugue de Franck. Composée en 1884, ce triptyque pour piano, inspiré des œuvres de Bach, a été créé par sa dédicataire Marie Poitevin le 24 janvier 1885 à la Société nationale de musique. Le Prélude, Choral et Fugue est une œuvre complexe et profonde en trois mouvements qui utilise le matériau thématique dans chaque mouvement, culminant dans une fugue qui réunit les trois.
Alexandra Dovgan aborde ce chef-d’œuvre pour piano solo de Franck avec l’énergie précise d’un chirurgien qui réalise une incision verticale du sternum pour accéder au cœur. Elle alterne le feu et la tendresse de l’œuvre avec une intensité austère qui ne fait qu’accentuer l’impact, notamment dans le Choral. Sans le moindre épanchement mystique ou virtuosité ostentatoire, Dovgan nous livre un Franck clair, tranchant et habité.
Mais c’est dans Prokofiev que la jeune pianiste russe a été la plus formidable. Composée en 1913 et dédicacée à Maximilian Schmidthof, la Sonate pour piano nº 2, est une œuvre d’une férocité émotionnelle singulière. Maximilian Schmidthof était l’un des amis les plus proches du compositeur. Dans sa lettre de suicide du 27 avril 1913, il écrit à Prokofiev : « Je me suis tiré une balle dans la tête… Les raisons n’ont pas d’importance. » Le 9 mai 1913, Prokofiev décrira la scène qui s’est déroulée dans une forêt finlandaise dans son journal : « Les yeux ouverts et les deux tempes trempées de sang. Max était sûr de lui ; il n’avait pas cillé et sa main était ferme. La balle avait traversé la tempe droite et était ressortie par la gauche. »
Lorsque Prokofiev crée l’œuvre à Moscou en février 1914, l’œuvre entre la modernité et le classicisme suscite une vive critique. Le premier mouvement (Allegro, ma non troppo) est audacieux et virtuose, alternant entre des moments de contemplation et des éclats impétueux. Le deuxième mouvement (Allegro marcato) est un tour de force rythmique, pour ne pas dire diabolique, tellement ce bref scherzo est sombre, sarcastique et perturbant. Le troisième (Andante) se déploie avec des mélodies délicates et empreintes de chagrin, avant que le dernier (Vivace) ne résume tout ce qui précède avec éclat et tonnerre.
Alexandra Dovgan nous livre une Deuxième sonate puissante, brutale et parfaitement exécutée qui nous laisse sous le choc d’une extraordinaire expérience musicale. Nous regrettons d’autant plus que ce moment de grâce soit interrompu par deux bis superflus et incongrus. L’Andante spianato et Grande Polonaise brillante de Chopin et Jésus que ma joie demeure de Bach après un programme aussi riche font penser à une parfaite tarte tatin qu’un chef talentueux, mais trop zélé, aurait relevée avec une couche de mousse au chocolat amer et saupoudrée de framboises à la crème de Gruyère.
Visuels : © Caroline Doutre