Le dernier roman du prix Goncourt 2012, s’il reprend les thèmes chers à l’auteur corse, se perd malheureusement dans des détours brouillons.
L’attente fut longue depuis le dernier livre de Jérôme Ferrari, A son image, prix Le Monde en 2018, et que l’on aura la chance de voir à la rentrée au cinéma, dans son adaptation signée Thierry de Peretti. Nord Sentinelle, sous-titré Contes de l’indigène et du voyageur, se présente comme l’ouverture d’un triptyque consacré à l’altérité « dont les deux prochains volets traiteront de l’exploration, autour de la figure du capitaine Richard Francis Burton, et de l’expatriation ».
Richard F. Burton, c’est d’ailleurs lui qui ouvre le livre, alors que le sultan Ahmad ibn Abu Bakr se maudit, en 1855, d’avoir laissé partir de la ville sainte de Harar sain et sauf le capitaine . Par une pirouette notable, Jérôme Ferrari introduit ensuite son narrateur, faisant le parallèle entre l’arrivée du capitaine étranger dans une ville arabe, et la venue massive de touristes en Corse. Le narrateur ne peut s’empêcher de juger son petit cousin Alexandre Romani qui, au milieu d’une foule de badauds, a poignardé le jeune Alban Genevey pour un motif plus que douteux.
Le narrateur déroule ensuite son histoire et les ramifications qui ont conduit à la mort d’Alban, bien que celle-ci ne soit qu’un prétexte pour mieux tisser l’histoire de la famille Romani qui ne respire que la bêtise. Il y a alors quelque chose de la malédiction et de la tragédie grecque dans cette famille emportée par la violence. Si l’expression de « masculinité toxique » n’est jamais prononcée, le narrateur, professeur, ne peut que se sentir supérieur face à ces hommes qui cherchent à tout prix à défendre un honneur qu’ils n’ont pas.
Mais Nord Sentinelle échoue dans le projet qu’il a de dénoncer le tourisme de masse, et de faire le portrait d’une famille maudite dans la lignée des Atrides. On a beau reconnaître certaines thématiques de Jérôme Ferrari (la famille, la Corse, le croisement de la petite histoire et de la grande Histoire…), et admirer le style de certaines tournures de phrase, force est de constater que la mayonnaise ne prend guère. La faute à une narration trop éclatée (Ferrari semble lui aussi en douter lui-même, lorsqu’il écrit dans le dossier de presse « j’espère que l’unité du texte ne fera pas de doute aux yeux du lecteur ») qui cherche à tout prix à multiplier les formes : récit du narrateur, interrogatoire de la petite amie d’Alban Genevey, récit des origines de celle-ci… Nord Sentinelle peine alors à convaincre en mélangeant sans cesse les temporalités. Espérons toutefois que les deux prochains volets du triptyque sauront retrouver la langue, l’humour et l’aspect corrosif de ce premier volet peu convaincant.
« Sans sa longue et épuisante fréquentation du crime, Séverine Boghossian n’a jamais cessé d’être sidérée face à la disproportion presque systémique entre les actes dont elle était le témoin et les raisons qui les avaient fait advenir, comme si la chute virevoltante d’une feuille d’automne creusait dans le sol un cratère, une disproportion si incommensurable que Séverine Boghossian a toujours eu le sentiment, en découvrant un mobile, non d’avoir obtenu une explication propre à satisfaire aux exigences de la raison mais, bien au contraire, d’être à nouveau plongée tout entière au cœur d’une énigme qui revenait la submerger et la faisait suffoquer et qu’elle ne résoudrait jamais. »
Nord Sentinelle. Contes de l’indigène et du voyageur, Jérôme FERRARI, Actes Sud, 144 pages, 17,80 euros
Visuel : © Couverture du livre