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Une question de regard au Crac

par Katia Bayer
08.10.2024

Pendant trois mois, de début octobre à début janvier, le Crac Occitanie (Centre Régional d’Art Contemporain) accueille deux expositions : « Vertiges » et « En-dehors ». L’espace gratuit, situé à Sète, fait face au Quai Aspirant Herber, ses bateaux de pêche et ses mouettes.

À l’étage du musée, Alice Brygo, lauréate du Prix Occitanie Médicis 2023, expose 3 œuvres dans le cadre de l’exposition « Vertiges ». Dans une première pièce, un écran diffuse en continu son court-métrage, Le mal des ardents, réalisé en 2023 au Fresnoy. Ce film d’école s’intéresse au regard que portent des individus lambda (parisiens, touristes) au moment de l’incendie de Notre-Dame en avril 2019. Ce ne sont pas les flammes qui sont montrées, mais bien les réactions des spectateurs. La caméra se retourne et les filme. Le son, lui, distille, par le biais de la fiction, les commentaires et les voix intérieures de la foule. Les images restituées sont en 3D et cela participe à une atmosphère mystérieuse et à une première expérience collective.

Dans une deuxième pièce, une installation vidéo, composée de trois grands écrans posés à même le sol, intitulée Montagne profane, filme trois personnages (chacun son cadre). Apparaissent un renard mort, un écran dans l’écran, des fausses montagnes, un distributeur en pleine nature, … Pour faire le lien entre les œuvres, ce même distributeur, en chair et en os, est présent juste à côté. L’installation s’appelle Je t’attends depuis toujours. Le distributeur abrite une fleur en relief, aux couleurs et formes changeantes, exposée en miroir d’un écran. On a le sentiment qu’en glissant une pièce de monnaie, on récupérera cette fleur intrigante et fantastique. À la place, on se renseigne sur les horaires du marché des Halles Sète.

Le rez-de-chaussée du musée accueille « En dehors », soit le travail de 8 artistes handicapés se mêlant aux journalistes présents à la visite de presse organisée ce vendredi 5 octobre. Le parti pris de cette sélection, imaginée par Lucie Camous, commissaire d’exposition, est intéressant. Il s’agit de la première manifestation collective réunissant des artistes liés par le handicap et/ou la maladie. Le Crac, lieu culturel d’Occitanie, fait pour le coup office de précurseur et envoie un signal à d’autres institutions qui devraient en prendre de la graine.

Les artistes représentés lors de cette exposition ne sont pas vieux. Certains se sont connus par les réseaux sociaux, ils partagent une certaine idée du militantisme et ont en tête la même idée : faire connaître leur travail, utiliser leurs corps et leurs expériences pour créer, interroger l’environnement, proche et lointain, s’affranchir des discriminations, proposer une contre-narration. Ils récusent les deux visions du handicap, selon Lucie Camous : « le Téléthon, qui fait pleurer dans les chaumières, et les Jeux paralympiques, où le héros sportif veut à tout prix se rapprocher du valide et surmonter à tout prix son handicap ».

D’entrée de jeu, dès la première salle, la question du regard interpelle le visiteur. How to see#1, une vidéo de trois minutes de Lou Chavepayre, interroge le regard porté sur une personne handicapée, qui n’est autre que l’artiste. Ce qui en résulte : de la gêne, de l’évitement et de la compassion. Nous ne voyons pas l’objet du regard, mais sa conséquence. Avec cette installation, Lou Chavepayre, une jeune artiste franco-suédoise qui sourit toutes les deux minutes, installée dans un fauteuil roulant et qui s’exprime à travers un écran posé devant elle, a voulu capturer ces regards qu’elle n’a pas demandés et qui se posent sans cesse sur elle. Elle s’est rendue compte que ceux-ci étaient « fragiles, bancals, humains ». Cette installation fait l’objet d’un échange avec Chiara Kahn, une jeune journaliste à l’origine du blog Conpassion (qui diffuse des conversations passionnantes avec des jeunes gens témoignant de leurs quotidiens, en tant qu’handicapés). Émue devant les œuvres, pleine de bagues aux mains, en fauteuil aussi, elle mange des madeleines lorsqu’elle ne fait pas des hugs à ses amis bloggers et graphistes.

Dans la même salle que How to see#1, on s’intéresse aussi à Cosmo, réalisé également par Lou Chavepayre. Il s’agit là d’un amas de pierres et de fesses moulées posées à terre. En tendant bien l’oreille, en s’agenouillant, on capte un son, très faible. On découvre aussi le travail plus dérangeant de Kamil Guenatri, artiste franco-algérien, également présent lors de la visite, qui travaille autour de la mise en scène de l’immobilité, au regard de l’évolution de sa maladie. L’artiste, paralysé et en fauteuil, est représenté en photo dans deux images accrochées au mur, portant le même titre, mais dont la date diffère. A walk on my bones (2016) le présente nu, en pleine performance de rue, observé par un public, lors d’un festival à Zurich. Réalisé deux ans plus tard, A walk on my bones (2018), montre l’artiste posant, nu encore, avec un jambon recouvrant une large partie de son corps. Une partie de son visage est coupé, ses yeux disparaissent avec le cadrage et sur son poignet droit, apparaît le chiffre 36 37. Ce tatouage, en référence au Téléthon, lui a justement été tatoué un soir de Téléthon, lors d’une performance dans une galerie, apprend-on via le dossier de presse. Kamil Guenatri pousse la performance plus loin. Ce soir, à l’occasion du vernissage des deux expositions, l’artiste accomplit une performance où, assisté de son auxiliaire de vie, il prend une douche, ce qui suscitera certaines réactions gênées et/ou énervées du public. Les médiateurs ne sont pas loin. Repérables avec leurs sigles, ils sont nombreux. Ils auront du boulot pour cette exposition, car le public a besoin de clés tant le poids de l’éducation et les grilles de lecture orientrées sont présentes. On peut d’ailleurs se poser la question : est-ce que l’art doit choquer ? Quel regard faut-il porter sur le handicap, visible et invisible ?

En fin d’exposition, quelques fauteuils sont installés face à un écran. Y sont diffusés les films de Rémi Gendarme-Cerquetti, auteur-réalisateur de documentaires, disparu en février dernier. Cette petite rétrospective, évoquée par ses parents émus, est à l’écart des autres œuvres. Les témoignages qui en ressortent sont précieux. Là aussi, l’artiste s’invite dans le champ du regard. Dans un film, on le voit, en fauteuil, se justifier en commission pour continuer à bénéficier de ses auxiliaires de vie. « En fait, vous avez déjà statué sur mon sort », dit-il face à un silence gêné. Dans un autre film, il s’adresse à ses proches et évoquent leurs liens, leur fait des déclarations d’amour-amitié. Cette parole si libre, drôle et spontanée fonctionne jusqu’à ce qu’on réalise que le plan final est vide. Le dernier proche auquel Rémi Gendarme-Cerquetti s’adresse n’est pas là, car il est mort. Ce plan est d’autant plus percutant que depuis lors, le réalisateur est décédé et qu’on a, grâce à ce focus, l’occasion de découvrir son nom et ses films.

Ce qui interpelle en fin de compte, à la sortie de cette exposition, c’est ce mélange de détermination et d’émotion, de militantisme et d’artistique, de publics, valides et non valides. Déplacer le curseur, revoir son rapport au handicap, à la norme, aux petites phrases entendues, blessantes et/ou inutiles, insister sur la médiation, découvrir de nouveaux mots tels que le validisme (« système de valeurs oppressif faisant de la personne dite « valide », sans handicap, la norme sociale », merci Wikipédia), ne plus savoir qui est qui, capter l’émotion d’un accompagnant, ressentir la force du groupe et des individus, artistes, personnes sourdes, auxiliaires de vie, jeunes blogueurs : l’expérience est riche ces jours-ci au Crac.

Visuel : © Kamil Guénatri, « Coloris Corpus », performance à la Fabrique, centre d’art universitaire, Université Toulouse Jean Jaurès, 2022. Photo : Jérôme Carrié / Assistant : Valentin Enderle.