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Nina Beier au Capc à Bordeaux, politique et ludique

par Sabina Rotbart
26.06.2024

C’est dans les objets du quotidien que Nina Beier recherche les traces des violences coloniales, de l’échange inégal et de l’hyperconsommation. Très original, son propos réussit la gageure d’être à la fois grave et ludique. Une équation rare qui en fait un excellent prétexte pour rejoindre la ville en liesse ces temps-ci.

 

Avec Auto (comme autobiographie), c’est une rétrospective de l’œuvre de Nina Beier qu’offre actuellement la grande nef du Capc de Bordeaux cet ancien entrepôt de produits coloniaux. Il s’y déploie vingt ans de travail de cette artiste danoise née en 1975 dont c’est la première exposition personnelle dans une institution française. 

Des lions qui furent emblématiques d’une puissance passée gisent à terre, tombés de leur socle, déchus, ayant perdu toute majesté. Ces lions qui ponctuent le paysage urbain d’Europe ou d’Asie sont autant de ready-made performatifs d’une puissance et d’une masculinité déchue.  

Des bouledogues de céramique affrontent des vases chinois monumentaux où peut se lire la trace laissée par leurs crocs…Beier tisse des liens entre nos objets quotidiens, mettant au jour les phénomènes de pouvoir, de captation, les dérives du capitalisme financier. 

 

Des lions, la superbe en moins

Tous les objets exposés ici ont été glanés par l’artiste sur des sites de seconde main afin de les remettre en circulation, de mettre en tension leur sens et notre regard. Et de les animer par des performances joyeuses. Lors de l’inauguration, sept personnes à crinière blanche chevauchaient les lions déchus tout occupés à faire des ronds de fumée, un pas de côté tellement transgressif que personne finalement n’y trouvait à redire ! Chez Beier une touche d’humour et de mouvement relève toujours le constat tragique et figé de la statuaire.  Régulièrement, des performances tissent une polysémie, des liens entre les objets et les fragments d’expositions déjà exposées ailleurs puisqu’il s’agit ici d’une rétrospective. 

 

Porcelaine Ming, enjeu décolonial

Nina Beier récolte chez les brocanteurs et les collectionneurs ces objets fétiches de notre consumérisme déliquescent pour les détourner et en tirer un récit jamais moralisateur mais cruellement révélateur de l’échange inégal. Ainsi de la vaisselle de la célèbre fabrique Royal Copenhagen inspirée de la porcelaine Ming que les Européens ont mis 400 ans à égaler. Elle est un bon témoin des rapports de captation. Contrefaçon, rapport de l’authentique à la copie sont interrogés comme le regard des occidentaux qui d’ailleurs ignore à peu près totalement l’histoire de cette dynastie Ming et qui la dégrade dans un kitsch dévastateur. Précieux et banal, authentique et plagiat, l’artiste interroge les valeurs mouvantes que ces objets diffusent plaçant Impérialisme et capitalisme prédateur au pied du mur, des murs de ce lieu qui fut hangar où transitaient les denrées coloniales. 

 

Autobiographie condensée 

 

La rétrospective présente aussi un fragment du travail de Beier sur l’imaginaire de la salle de bain. Ce lieu de l’intime apparu au XIXème aux USA qui est également un lieu de fragilité (voir Marat) sensuel certes mais jamais très éloigné du cercueil. 

Le déroulement du temps est un autre motif récurrent. Avec la performance d’une danseuse âgée qui lors du finissage déroulera dans l’ordre chronologique l’entier des œuvres qu’elle a dansé dans sa carrière. Mais aussi la demande faite à un médiateur de ne pas se raser durant toute l’exposition, témoin corporel du temps qui passe. 

 

L’aspect très politique du poil, de la chevelure et partant du genre apparaît comme une préoccupation récurrente de l’artiste. Des modèles réduits de F1 tirent à toute allure sur le sol moquetté des mèches postiches, symbole de femmes obligatoirement blondes, emprisonnées dans des normes corporelles très strictes. Elles évoquent aussi les femmes surexploitées vendant leur crinière pour boucler leurs fins de mois, tragique exemple d’échange Nord-sud qui transforme jusqu’aux corps.  Clin d’œil peut-être aussi aux Mythologies de Barthes qui parlait à l’époque de la DS, trophée de la réussite pour petit-bourgeois parvenu. Créant un effet de surprise, un questionnement irrésistible, les voitures-jouets circulent frénétiquement sur le sol douillet, cotonneux qu’on aborde pieds nus. L’endroit presque domestique s’avère très accueillant pour le public. 

 

Frottement des objets entre eux, juxtaposition mais aussi interrogation sur leur sens, l’absurde est au cœur de la démarche de Beier qui met en tension les évidences de façon poétique. Pourquoi les joujoux pour chiens ont-ils la forme d’un os comme si un chien pouvait avoir besoin d’un tel simulacre ? Pourquoi imprime-t-on un buck, ce billet d’un dollar sur les serviettes vendues dans tous les bazars de plage sous les tropiques ? Placés sous verre par l’artiste, ces linges plutôt obscènes prennent l’allure d’une question comme ce sofa en peau de cochon où la présence de l’animal soudain resurgie questionne lui l’anthropocène. 

 

Une très saisissante installation, « A true mirror » (2019) montre des petits garçons vêtus come des dandys portant des pyjamas au célèbre imprimé à carreaux.  Ils dessinent un chemin de croix étrange scandé par des modèles de sac à main emblématiques de l’ultra-luxe. Captivés par des portraits, celui peut-être des travailleurs surexploités qui en Asie produisent ces faux …

 

Exposition séduisante, mais pas seulement

Bref, Auto (pour Autobiographie) séduit tout en légèreté » et le visiteur ne regrettera pas d’y faire un long détour. Sandra Patron et Cédric Fauq les deux commissaires, la première chevronnée dans la production d’expositions accessibles au plus grand nombre sans être dans la vulgarisation et le second, jeune expert plein d’humour qui entraine avec lui un flot d’artistes de la génération montante, ont vraiment réussi leur entrée en scène.

 

À découvrir aussi

Un choix a été fait dans la collection permanente autour de la thématique de la grille, thème récurrent de l’histoire de l’art depuis le XXᵉ siècle. Outil de normalisation dans le temps et dans l’espace, ce thème convoque en regard des œuvres de Buren à Mona Hatoum en passant par Gilbert et George. Le travail de l’artiste Sun Tieu, allemande d’origine vietnamienne retient particulièrement l’attention qui intègre du mobilier carcéral dans les musées. Sun Tieu interroge toutes sortes de grilles comme les grilles de lecture, celles des croyances acceptables et celles qui le sont moins comme les immarcescibles rubriques astrologiques. On se souvient qu’elles furent étudiées autrefois par Adorno (Des étoiles à terre, la rubrique astrologique du Los Angeles Times. Étude pour une superstition secondaire).  Une œuvre s’inspire du thème astral de sa mère fuyant avec elle quand elle était encore enfant. (Sung mother natal chart 4 dec 1964, sérigraphie sur miroir, acquisition pour le CAPC).

 

(Presque) mourir de rire à la fin

Le Capc donne régulièrement une carte blanche à la nouvelle génération, nous avons pu voir celle de Maxime Bichon qui s’est terminée le 5 mai. Un animé hilarant où une chenille processionnaire dévoreuse de sous-titres de dessins animés se pose des questions existentielles…Fou rire garanti. Je ne sais pas où on est mais on en est là, constate cet animal drolatique, double de l’artiste sans doute. C’était un point d’orgue irrésistible pour quitter l’exposition en hurlant de rire, ce qui n’est pas si fréquent ! (The worst caterpillar in the world 2023)

Un axe intéressant que ce filon de l’absurde, de l’humour dont on pressent qu’il sera un des signes distinctifs du lieu. Un outil politique redoutablement efficace pour lutter contre des temps modernes trop sombres !

 

 

Où loger : hôtel la Zoologie, tout près du beau quartier Sainte Croix, il dispose d’un spa, d’une épicerie fine et d’un jardin intérieur luxuriant. Situé dans l’ancien institut universitaire de Zoologie très bien réhabilité, c’est l’adresse secrète à garder pour soi ! Un 4* très accessible, 167 euros. Hotelzoologie.com

 

Ou manger ? Chez Zéphirine, un ancien de chez Ducasse, plusieurs types de gastronomie. Ou au restaurant du CAPC, très recommandable rooftop.

 

Quand y aller ?

Pourquoi ne pas profiter de Bordeaux fête le vin du 27 au 30 juin pour voir parallèlement la ville en liesse, déguster une foultitude de crûs, rencontrer 1200 vignerons, gouter la gastronomie créative des cabanes de chefs, admirer des voiliers historiques et un spectacle de drones sur le fleuve Garonne ou tout simplement se cultiver lors d’ateliers dégustation insolites réalisés par l’Ecole du vin de Bordeaux. www.Bordeaux-fete-le-vin.com

CAPC, Musée d’art contemporain de Bordeaux. 7 rue Ferrère. Accès direct en tramway depuis la gare (lignes B, C, D).

Visuel : ©Arthur Pequin