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Stéphane Roth : « Il faut sortir du logiciel exclusif de la musique européenne »

par Yaël Hirsch
07.06.2024

Directeur depuis 2019 du festival de musique contemporaine Musica, le musicologue et historien d’art Stéphane Roth l’a transformé en un lieu qui «accueille toutes les formes et toutes les approches, de la musique instrumentale au théâtre musical, en passant par les musiques électroniques ou l’art sonore». Avec 17 000 spectateurs en 2023, dont un tiers de moins de 28 ans, cet enfant d’Alsace, en lien avec des programmateurs dans toute l’Europe, nous parle de son attachement viscéral à cette identité européenne dans la ville du Parlement européen. Mais il évoque également les difficultés d’une vraie politique à l’échelle européenne pour la création musicale, ainsi qu’une ouverture critique, réflexive et nécessaire vers les musiques du « Sud global ».

Personnellement, qu’est-ce qui fait que vous vous sentez européen et avez-vous une figure européenne qui vous a marqué et qui serait votre modèle ?

J’ai grandi au sud de l’Alsace dans une zone géographique aux confins de la France, de l’Allemagne et de la Suisse, qu’on appelle « les trois frontières ». J’ai connu cette frontière jusqu’à la création de l’espace Schengen en 1995. Alors que je voyais la Forêt-Noire et les montagnes allemandes depuis mes fenêtres, il fallait passer devant le garde-frontière pour arriver à quelques kilomètres. Quand le check-point a disparu, cette liberté de passer la frontière était quelque chose d’incroyable pour l’adolescent que j’étais. Cela m’a vraiment construit. Et puis, dans les années 1980, on nous parlait encore de la Seconde Guerre mondiale. Elle était inscrite non seulement dans la mémoire des aïeux, mais aussi dans des traces physiques du conflit : par exemple, la ligne Maginot était encore visible. J’ai grandi dans cette Europe, c’est ce qui fait que j’ai un sentiment toujours positif à l’égard de l’Union européenne, malgré ce qu’il se passe aujourd’hui. Et si je dois citer une figure marquante, j’ai toujours trouvé que Heiner Goebbels faisait le lien entre beaucoup d’influences ; sa musique puise dans la culture d’Europe de l’Est et d’Europe de l’Ouest, et je vois en lui quelque chose d’un Européen qui me satisfait.

Quel est le côté négatif ?

La construction européenne touche beaucoup de gens, mais depuis mon observatoire au bord du Rhin, à un degré encore insuffisant, principalement sur des questions marchandes ou de travail transfrontalier. Avec un peu de recul, dans son essence et son projet, elle n’est pas indemne de certains grands maux du 20e siècle. Je viens de finir un livre qui m’a vraiment marqué, Eurafrique, aux origines coloniales de l’Union Européenne, de Peo Hansen et Stefan Jonsson, traduit l’an dernier aux éditions de la Découverte. Cet essai montre à quel point la construction européenne a eu partie liée avec une forme de poursuite du colonialisme au moment où les pays d’Afrique ou d’Asie prenaient leur indépendance. C’était une manière de conserver une mainmise sur certaines ressources. Depuis cette lecture, je suis plus critique sur le discours qu’on nous sert, à l’approche de ces élections européennes. Le « grand débat» du 4 juin sur France Télévision, mené au son des accords de « Kashmir » de Led Zeppelin, m’a laissé songeur.

Musica a à la fois une programmation très exigeante, au cœur de la création en musique contemporaine, et se veut également accompagnante pour les artistes, quelle que soit la forme qu’ils donnent à la musique dans leur création, tout en étant ouverte à tous les publics. Est-ce cela l’ADN de la « culture européenne » ?

Là aussi, je serai plus mitigé qu’enthousiaste. Je ne pense pas qu’il y ait un discours européen sur la culture ou la musique. Je ne crois pas qu’il y ait une réflexion commune au niveau européen qui permette de réfléchir sur l’accessibilité et la réception de la musique. En France, les subventions publiques diminuent, et les compagnies connaissent des jours difficiles et voient leur diffusion réduite. Quand nous recherchons des solutions, nous ne travaillons pas au niveau de l’Europe, qui serait la dimension naturelle de circulation de la culture, mais à l’échelle de notre territoire. Il y a des ralliements de structures pour faire avancer certains projets, mais l’idéal n’est pas européen ; chacun est pragmatique et regarde comment co-produire et diffuser pour faire marcher sa boutique. En conséquence, je ne crois pas qu’il y ait une réalité culturelle européenne. Et c’est une erreur de l’Europe de ne s’être pas engagée plus sur les arts, puisque ce sont eux qui la définissent au mieux et qui peuvent faire converger toutes les identités du continent et au-delà.

En termes de financement, est-ce que l’Europe est une réalité ?

Nous ne nous sommes pas encore lancés dans de grands dossiers de subventions européennes par peur des difficultés administratives, et notre équipe est peut-être trop modeste. Mais nous en prenons le chemin, c’est une nécessité pour 2025. Et d’ores et déjà, à travers la ville qui a un contrat triennal avec l’État et les autres collectivités, c’est le rayonnement de Strasbourg comme capitale européenne qui contribue au financement de Musica. Il y a un budget de quelque 200 millions d’euros orienté vers la ville en ce sens. Musica, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, l’Opéra national du Rhin et le Théâtre National de Strasbourg bénéficient de subventions valorisées grâce à cela. Ensuite, en termes de programmation culturelle, depuis la ville de Strasbourg, qui est elle-même très européenne, il est plus facile et naturel qu’à Paris de faire appel à des artistes venus de partout en Europe. Et les Strasbourgeois attendent cela. Non seulement ceux qui tiennent à cette identité européenne, mais aussi les 30 % de non-locaux, dont 10 % d’Allemands, qui assistent aux spectacles de Musica. En effet, les Allemands du Bade-Wurtemberg, proches et notamment ceux de la ville de Kehl, qui est juste à côté de Strasbourg, ont l’habitude de participer à la vie culturelle de notre ville. Les médiathèques de Strasbourg sont liées à celle de Kehl, par exemple, et le théâtre du Maillon organise des bus pour les spectateurs frontaliers.

Et vous échangez avec des homologues et des artistes européens pour pouvoir faire exister des créations ?

Évidemment, je suis totalement en lien avec mes collègues d’Oslo à Vienne. Et avec la montée de l’extrême droite, notamment en Allemagne et en France, en ce moment, nous sommes plus en lien que jamais. Nous nous rencontrons souvent sur ce sujet, sommes d’accord sur le fait qu’il devrait exister quelque chose de plus transversal, et tentons de penser ensemble comment résister à la déstabilisation globale de l’édifice culturel, qui accompagne ces bouleversements politiques. Les modalités des politiques culturelles, notamment en musique contemporaine, datent du 20e siècle et sont en plein bouleversement. En musique, le phénomène est encore plus visible qu’il y a moins de lieux de vraie interaction européenne qu’en théâtre ou en cinéma. En France, sur ce point, l’Ircam et Musica, qui ont une vraie dimension européenne, sont une belle exception.

 

Néanmoins, entre la mythique Anne-Teresa De Keersmaeker, la plasticienne polonaise Zorka Wollny, le performeur français François Chaignaud et le compositeur néerlandais Louis Andriessen, la programmation de Musica est, cette année encore, pleinement européenne…

 

L’édition de cette année est particulière. Nous avons pour pays invité les Pays-Bas via un partenariat avec le Performing Arts Fund NL et leur projet “Nord Sonore”. Cette agence d’État néerlandaise soutient les artistes résidant aux Pays-Bas, sans distinction de nationalité. Si bien que l’ensemble des propositions que nous avons établies lors de notre dialogue finissent par représenter toute l’Europe. Nous avons également tracé une ligne entre Strasbourg et La Haye — deux villes aux rôles symboliques et politiques homologues avec le Palais des droits de l’homme dans l’une et la Cour pénale internationale dans l’autre — en proposant au festival Rewire de se délocaliser pour deux soirées. Et puis, quand je programme Louis Andriessen, j’ai aussi conscience qu’il était lui-même un européen convaincu. Il enseignait justement au conservatoire de La Haye où il a fait venir le monde entier et surtout créé un lien avec les États-Unis et la culture minimaliste/répétitive. Mais pour être totalement franc, tout heureux que je suis de tels liens que nous parvenons à créer, je ne suis pas encore là où je voudrais que nous soyons. Je voudrais programmer plus de musiciens venus du «Sud global». J’aimerais arriver à une programmation qui incarnerait la diversité de la musique dans le monde, alors que la musique européenne s’est faite à l’échelle européenne et se referme trop souvent à cette échelle par l’invocation sempiternelle des gloires et génies des siècles passés. La culture européenne est à la fois trop ouverte et trop fermée. Nous réalisons avec mes homologues combien nos outils et nos usages sont empreints d’un racisme structurel et nous interrogeons la part patriarcale du concept de création en musique contemporaine. Nous travaillons sur nos habitudes, notre éducation, en faisant redescendre certaines formes pour en valoriser d’autres, venues de la musique traditionnelle par exemple, alors que depuis deux cents ans, nous avons arraisonné les « musiques du monde » pratiquement jusqu’à les faire disparaître aujourd’hui. Si bien qu’on ne peut plus employer ce concept. C’est mon rôle aujourd’hui de constituer un logiciel esthétique qui permette de sortir du logiciel exclusif de la musique européenne. Nous avons un travail énorme, mais elle est aussi très exaltante, cette page qui s’ouvre.

La 42e édition du Festival Musica aura lieu à Strasbourg du 20 septembre au 3 octobre et à Metz du 4 au 6 octobre. La programmation est en ligne. Et d’où que vous veniez en France, cela vaut un petit séjour en Alsace ou Lorraine.

© Christophe Urbain