Sur la scène du théâtre de la Concorde, dans une mise en scène sobre de Laurent Meininger, Stanislad Nordey porte le témoignage d’Henri Alleg, journaliste communiste, directeur de L’Alger Républicain torturé en juin 1957 en Algérie et qui a livré un récit indispensable, sorti de prison sur du papier toilette par son avocat et publié par les éditions de minuit en février 1958. La Question est à voir en face jusqu’au 1ier février.
Pour écouter Stanislas Nordey parler de La Question, le rendez-vous est pris avec La Discult, un podcast de Cult.news :
Le spectacle, mis en scène par Laurent Menager, se concentre sur l’essentiel : le texte, rien que le texte. Pendant un peu plus d’une heure, Stanislas Nordey le porte, pendant un peu plus d’une heure proprement effroyable. Tout commence simplement. La lumière est encore allumée, le public s’installe, parmi lequel de nombreux lycéens qui ont étudié l’œuvre. Nordey brise immédiatement le quatrième mur : il s’adresse à nous depuis la salle, puis, dans un mouvement fluide, monte sur scène en ayant déjà entamé la lecture. Le texte, rien que le texte. Dans le phrasé si régulier et avec la diction si claire de Nordey, les mots d’Alleg coulent, précis, implacables. Il raconte son arrestation, son transfert au centre de tri d’El Biar où la torture a lieu et où il reste un mois. Mais d’abord, il témoigne de ce qu’ont vécu d’autres avant lui : musulmans et communistes, femmes et hommes, tous nommés, leurs visages esquissés en quelques traits. Cette précision journalistique, quasi-clinique, est le propre du texte. Les personnages, victimes, comme bourreaux, ont tous un nom et leur physionomie est décrite de manière succincte, à la manière d’un portrait. Et lorsque commence la torture, le descriptif est, lui aussi précis, terrible, presque inaudible et le ressenti.
Elle a lieu en deux grandes salves où le corps d’Alleg est soumis à la gégenne et ses chocs électriques jusque sur la langue, à l’eau, aux coups, aux brulures. Et la question revient sans cesse « Où avez vous passé la nuit la veille de votre arrestation ». Elle vient avec son flot de menaces et d’injures. Mais l’âme reste forte : même en craignant pour sa femme Gilberte, Alleg ne parlera pas. Nordey incarne cette parole avec une gravité et une intensité presque insupportables. La gravité de son corps transmet ce texte avec toute la grandeur qu’il mérite. Et il parvient à rester à la croisée des chemins pour nous faire entendre ce qui est la fois une expérience très intime et en même temps la poétique et la politique d’un texte qui analyse la situation de guerre comme un scalpel.
Pour donner à voir cette Question lancinante de ce que l’humain peut faire à l’humain, Laurent Meninger signe une mise en scène sobre et percutante. Quelques enregistrements vocaux viennent ponctuer la performance, créant un rythme qui relance l’attention. Des haut-parleurs suspendus au plafond rappellent la place essentielle des mots dans l’espace public. Un rideau de fil de fer argenté évolue au gré des lumières, évoquant à la fois les décharges électriques et les états intérieur d’Alleg. À certains moments, on frise l’abstraction. Un instant musical replace le récit dans son époque, sans jamais l’alourdir. L’ensemble est à la fois immense et carcéral, nu et gris et sait se terminer avec ce qu’Alleg respectait le plus au monde et qu’il n’a pas livré au camps des Paras : l’information.
Le texte, rien que le texte. Et Quel texte ! La pièce La Question est une somme âpre et une piqure de rappel nécessaire.
Stan © JLF_LF