Jeanne d’Arc continue de hanter l’imaginaire collectif, tant par son destin tragique que par la force de sa parole. Au Théâtre des Bouffes du Nord, Yves Beaunesne met en scène son procès dans une forme d’oratorio où le verbe, la musique et la vidéo se mêlent pour faire revivre ce moment historique. Judith Chemla incarne une Jeanne ardente, libre et insolente, face à des juges qui veulent la réduire au silence. Un spectacle intense et immersif, à voir à Paris jusqu’au 16 février avant une tournée à travers la France.
Le public fourmille, bavarde avec son compagnon, prend place gentiment. 20 heures pétantes. L’orchestre est en place, joue quelques notes harmonieuses, participant à l’élan du spectateur, encore sous le joug du petit vin rouge dégusté à l’entrée de ce somptueux théâtre des Bouffes du Nord.
Jeanne a treize ans lorsqu’elle entend pour la première fois des voix qui lui enjoignent de libérer la France. En pleine guerre de Cent Ans, alors que le royaume est fracturé entre Armagnacs et Bourguignons, elle se présente comme l’envoyée de Dieu auprès du dauphin Charles VII. Sa ferveur et son charisme galvanisent les troupes françaises, lui permettant de lever le siège d’Orléans en 1429 et de mener le roi à son sacre à Reims.
Mais son ascension fulgurante s’interrompt brutalement : capturée à Compiègne par les Bourguignons en 1430, elle est livrée aux Anglais. Mais quel est donc son crime ? Si Jeanne est une bonne chrétienne, c’est une mauvaise catholique. Jugée pour hérésie à Rouen sous l’égide de l’évêque Pierre Cauchon, elle est condamnée au bûcher en 1431. Ce procès, entaché d’irrégularités, sera révisé en 1456 et conclura à son innocence. Canonisée en 1920, Jeanne d’Arc demeure une figure mythique, oscillant entre l’héroïne nationale et la sainte.
Les juges sont placés dans les hauteurs, comme s’ils étaient Dieu lui-même. D’ailleurs, c’est précisément ce qu’ils font comprendre à cette pauvre Jeanne, son sort est entre leur main, elle doit s’en remettre à eux, à leur loi et à cette « Église militante », tandis que Dieu passe au second plan.
Jeanne tourne perpétuellement le dos à ses bourreaux, comme si elle ne répondait qu’à Dieu : « Notre seigneur premier servi », répète-t-elle avec force.
Ce n’est que lorsqu’elle vacille, lorsque la crainte du bûcher l’assaille, que son regard croise enfin celui de ses tortionnaires, une scène saisissante, projetée en vidéo, qui marque le point de bascule du procès : elle se parjure.
La mise en scène d’Yves Beaunesne nous fait penser à l’arrestation du Christ dans la Bible. Comme lui, Jeanne prie avant son arrestation, qui a lieu dans une obscurité qui rappelle le jardin de Gethsémani.
Face à ses juges, elle est interrogée sur ses visions, acculée sur le port de ses habits d’homme, mais elle ne répond mot, disant simplement qu’elle a accompli sa mission et n’a point péché. Traitée injustement, elle se défend avec verve et humour, revendiquant la liberté d’agir selon sa conscience.
Certains tentent de l’aider, l’exhortant à invoquer l’Église pour sauver sa tête… en vain. Le juge feint de ne pas entendre, comme Pilate devant Jésus, prêt à le libérer mais cédant à la pression du peuple réclamant sa mort.
Dans ce jeu d’ombres et de lumières, Jeanne apparaît ainsi comme une figure christique, sacrifiée au nom d’un ordre qui la rejette.
Le texte, magnifiquement porté par Judith Chemla et co-écrit avec Yves Beaunesne, trouve une résonance particulièrement intense grâce à l’orchestre, situé au fond de la scène.
Le spectateur est d’ailleurs ému d’entendre Judith Chemla chanter, des frissons parcourent son corps et il est emporté par le talent du compositeur et musicien Camille Rocailleux. Les succès du compositeur-musicien sont nombreux, dont BOUNCE, qui a été présenté plus de 1000 fois à travers le monde et qui reviendra en décembre 2025 sur la scène de la Maison de la Danse à Lyon.
Pour ce spectacle autour des minutes du procès Jeanne d’Arc, la musique de Camille est construite comme un oratorio pour six instruments et voix, puisque les six musiciens chantent aussi.La musique de Camille Rocailleux ne se contente pas d’accompagner le texte : elle le magnifie, lui donne une ampleur incantatoire et renforce la parole de la Pucelle.
Après sa série de représentations aux Bouffes du Nord jusqu’au 16 février, Le Procès de Jeanne d’Arc partira en tournée à travers la France, passant notamment par Vichy, Compiègne, Noisy-le-Grand et Caen, avec d’autres dates à venir. Une occasion de découvrir ou redécouvrir un procès fascinant, dont la parole résonne encore aujourd’hui avec force et modernité.
Visuel : © Guy Delahaye