La partie du programme des Imaginaires numériques 2024 ici commentée, découverte à Marseille et à Aix, illustre le thème du plaisir, au sens où l’entend Mathieu Vabre de « bien-être individuel et collectif », non de simple divertissement. La biennale a plus particulièrement mis en valeur cette année les artistes de Lituanie et des Pays-Bas.
Dès notre arrivée, au 4e étage de la tour de la Friche Belle de mai, nous découvrons trois mobiles de Jeanne Susplugas ayant pour titre Disco Balls (2018), déclinaisons de la boule à facettes des boîtes de jazz des années 1920 comme le Cotton Club et des boîtes de nuit des années 70, à l’ère, précisément, du disco. Ces sculptures font partie de la catégorie esthétique de la biennale, PIB, Plaisir intérieur brut; elles calquent leur forme sur les structures psychotropiques de l’éther, du chloroforme et de l’alprazolam; elles produisent leur effet en tournoyant lentement et en réfléchissant la lumière dans le hall à peine éclairé. Avec Touch some grass (2024), Marit Westerhuis anticipe le moment où le végétal aura tout simplement disparu de notre planète. Elle invente une machine permettant de sauvegarder l’herbe, de la contempler et même de la toucher à l’aide de gants de mousquetaire en silicone.
Teun Vonk a conçu un dispositif thérapeutique, The Physical mind (2018) : un matelas et un édredon gonflables comprimant un corps humain allongé dans le but de le masser, donc aussi de le soigner. Recharge (2023) de Dries Depoorter permet littéralement et symboliquement de recharger sa batterie pour peu qu’on dorme ou ferme les yeux, assis dans un fauteuil – une caméra de surveillance déclenchant automatiquement la réalimentation de son smartphone. Telemagic (Cyanne van den Houten, Ymer Marinus, Roos Groothuizen), collectif d’art médiatique, propose de jouer à leur Wheel of telefortune (2019) en introduisant un jeton dans la fente de ce flipper capable de prédire l’avenir. Disney Realms (2023) de Severi Aaltonen est un tableau de Belle au bois dormant dessiné avec des codes barres déclenchant des extraits de cartoons des premiers Mickey and Co en noir et blanc.
Avec Culinair cellulair (2023), Chloe Rutzerveld propose une expérience de cuisine post-futuriste (= dans l’esprit des manifestes de Jules Maincave, Marinetti et Fillia) avec des ingrédients mélangeant carpe et lapin comme des cellules d’animaux préhistoriques ou disparus (le dodo et le dinosaure, par exemple). Claudie Gagnon a créé in situ un somptueux buffet intitulé Ainsi passe la gloire du monde (2024), collage de tableaux vivants et de natures mortes. À Aix, le Pavillon de Vendôme montre le travail de Yosra Mojtahedi, une série de photos et de dessins avec des symboles phalliques et des installations à chaque étage, la plus remarquable étant selon nous Lilith (2023). Aux Méjanes, nous avons pu voir Le Musée des rencontres de Valentina Peri, une collection de petites annonces, de textes et d’objets allant des années 40 à nos jours et des pièces comme Rose minitel (2019) d’Olivier Cheval.
Unfolding (2024), la vidéo d’Anne Fehres et Luke Conroy, est un pastiche très réussi de tutoriel de yoga truffé de signes graphiques divers et entrecoupé de pop-ups publicitaires. La réalisatrice de l’étape, Nina Gazaniol Vérité, comme son deuxième nom la prédestinait, fait dans le cinéma-vérité. Son documentaire, How Pamela Anderson and my camera made me look at women who have plastic surgery (2024) analyse les enjeux de la chirurgie dite esthétique et son propre «rapport au féminin». Girlfriend experience (2024) d’Ugo Arsac présente un split-screen de 72 smartphones montrant des images érotiques floutées et diffusant des témoignages de travailleurs et travailleuses du sexe à la demande – sur simple appel téléphonique du spectateur.
L’imagerie 3D est bien entendu présente à la Belle de mai dans un espace baptisé Nouveaux environnements, Approcher l’intouchable. Baron Lanteigne, Caroline Gagné, François Quévillon, Laurent Lévesque & Olivier Henley, Olivia McGilchrist et Sabrina Ratté ont créé de toutes pièces des paysages abstraits, rêvés ou démarqués de la nature. On visite ces trompe-l’œil au moyen de casques dédiés. Nul besoin de prothèse pour admirer le triptyque en 4K de Smack, Speculum (2019), bel hommage au chef-d’œuvre de Jérôme Bosch, Le Jardin des délices. Cette mise à jour et mise en scène relève de la chorégraphie – on pense à la pièce de Marie Chouinard de 2015 – avec des micro-scènes diffusées en boucle qui, au lieu de se succéder, se déroulent en parallèle, suivant le principe du ballet instanténéiste préconisé par Francis Picabia.
Au 21 bis du cours Mirabeau, nous avons découvert la série d’autoportraits photographiques de Willem Popelier, The Do it your selfie guide (2014). Au 3 bis F, June Balthazard et Pierre Pauze présentent notamment trois documentaires : le premier consacré à une physicienne du CERN, le deuxième à un ermite du Morvan, le troisième à un alchimiste châtelain. À côté d’installations et de vidéos diverses, Méjanes présente sur un très grand écran Riparia (2023) d‘Emilija Škarnulytė, une vidéo HD sensationnelle réaliste et féerique à la fois, voyage au long cours sur le fleuve Rhône, du Lac Léman aux marais camarguais, filmé en plongée – si l’on peut dire – , au moyen d’un drone, au ralenti, le changement de point de vue et vitesse produisant de l’étrangeté. Un zoom ou un travelling permet de découvrir deux bathing beauties dans un bal de sirènes poétique et sensuel.
Visuel : Smack, Speculum © Smack, Courtesy of Onkaos