Dorothée Munyaneza et Ben LaMar Gay s’emparent de la figure du boxeur Christian Nka dans une performance mêlant free jazz et danse.
Rencontrer quelqu’un et avoir envie de faite quelque chose avec lui c’est ce qui a conduit Dorothée Munyaneza à créer « Version (s) » ; mais ce désir énoncé ne suffit peut – être pas à faire spectacle. Pourtant, le quelqu’un, c’est Christian Nka boxeur connu, né dans les quartiers nord de Marseille, un « grand » du quartier. Il est apprécié pour son charisme mais aussi admiré pour sa trajectoire sociale impressionnante. Il n’est pas que boxeur, il est aussi éducateur de rue et poète ; une figure comme on dit. Le choisir comme objet d’un portrait sensible est séduisant. En faire le cœur d’une réflexion sur le masculin est une autre affaire.
On regarde sur le plateau cet homme grand, barbu, le corps impeccablement musclé, à la force resserrée sur son axe, à l’énergie centripète prête à fuser. Dans sa danse, le relâchement n’a pas sa place ; même allongé au sol, lâcher le poids et s’abandonner lui est inconnu. Christian Nka est boxeur et ça se voit, il se déplace en suspension entre la terre et les étoiles. Ses appuis constitutifs de sa discipline apparaissent légers tant la dextérité du mouvement des jambes est remarquable. Grandiose, il avance en de grandes fentes qui me rappellent l’homme (Hercule) du logo de mes cahiers d’école Héraklès. Félin, il parcourt le plateau empreint de la nonchalance du lion, la force affûtée, le cœur à l’écoute. Il joue aussi avec lui-même, avec le rythme, avec les sons dans des mouvements furtifs ou esquissés. La maîtrise s’affirme comme l’élément central de son art.
À ses côtés, Ben LaMar Gay compositeur multi instrumentiste inventifs à souhait. Nous le reconnaissons, il a collaboré au projet Inconditionnelles mis en scène en 2024 par Dorothée Munyaneza. Ses origines africaines, sa vie et sa carrière aux USA, son présent d’homme noir dans un pays aux lois inhospitalières sont à l’origine du rapprochement entre lui et Christian Nka, souhaité par la chorégraphe. De ce désir affiché ressort surtout la rencontre entre deux artistes dont les écritures entrent en résonance, plutôt qu’un quelconque manifeste identitaire. Installé dans un coin du plateau Ben LaMar Gay trompette en bouche, tambourin frotté ou gratté à la main, fait sonner les traditions, aborde le free jazz et accompagne merveilleusement la gestuelle du danseur. Ces soli aussi font merveille, on admire sa sérénité.
Un texte accompagne ces déclinaisons de l’Homme dont Dorothée veut nous parler, mais on regrette que l’enregistrement n’ait pas la qualité suffisante à sa compréhension. Heurté par instant, incompréhensible à d’autres, on comprend que Christian Nka parle de lui, de sa vie, de ce marquage social qu’il a endossé. Des mots comme “violence”, “différence”, “racisme”, “fils de”, “père de”, il parle aussi de la mère, accueillante comme toujours même si les contes nous disent souvent le contraire. Toutes ses caractéristiques qui stigmatisent les quartiers, nous apparaissent appartenir au lot commun des à priori et des indémodables du genre. Quel jeune garçon n’a pas joué, au cœur de l’ennui, à se pendre à la branche d’un arbre et à la courber jusqu’à terre, celui capable de la courber le plus bas devenant l’Homme Fort comme le décrit si bien Christiane Rochefort dans son roman Les petits enfants du siècle (1960). D’autres ouvrages ont su également nous rappeler les écueils de la vie en banlieue depuis la création des villes nouvelles et des grands ensembles, notamment dans la définition du féminin et du masculin.
Alors, dans ce magma du connu, de quoi Dorothée Munyaneza veut nous instruire à travers ce solo ? De la force des hommes, de l’assignation à une identité, de la construction sociale de l’Homme ? La démonstration est un peu naïve et n’échappe pas aux lieux communs. À dire vrai, on a plus envie de « le » regarder lui car il est plaisant de voir son corps en mouvement et de se laisser émouvoir. Toute dissertation sur le masculin nous semble bien inutile…
Ce soir de la première faisait suite à l’agression raciste subie par Dorothée Munyaneza. Après les saluts, elle a lu un long texte et nous a dit que le soir de l’agression elle a appelé à l’aide mais que personne n’est venu l’aider. Dont acte.
©Maya Mihindou