La Colline, théâtre national et parisien, est fermé pour travaux. Mais est-ce bien grave ? Valérian Guillaume, avec sa dernière création Sur les rails, nous invite pour un spectacle itinérant et poétique à travers différents espaces détournés. Une belle ode à la marginalité.
Dans le bâtiment de la mairie du vingtième arrondissement de Paris se tient un drôle de spectacle. Devant les vieilles fresques de la salle des mariages représentant Le Triomphe de la République (1891) et Les Grands Hommes de la Révolution devant la Postérité (1889), les spectateurs prennent place, bien sagement, sur les banquettes de la salle. Ce soir, c’est ici que leur a donné rendez-vous le comédien, écrivain et metteur en scène Valérian Guillaume pour sa nouvelle pièce. Advienne que pourra.
Au milieu de tout ce beau monde, disposé en cercle, comme de grands enfants, une scène très vide et très simple. Un espace rond laissé par la disposition des banquettes, un simple tapis replié, et une petite maison, comme un jouet. Il faut un peu se serrer, c’est vrai, mais tout le monde est là et le silence se fait : la pièce peut commencer. Le jeune acteur, Simon Jacquard, commence et, surprise, il est sur une des banquettes du premier rang, au milieu de l’assemblée.
Et il faut dire une chose, déjà, c’est qu’il est intense comme pas possible. Il paraît que Valérian Guillaume écrit la pièce pour lui, on aurait bien du mal à croire le contraire. Il ne lui a fallu que quelques minutes pour saisir l’assistance. Seul en scène, il se tend et se détend au fur et à mesure que l’histoire avance et que les péripéties adviennent. Là où les mots s’arrêtent, le corps continue, se crispe, fulmine à travers les veines gonflées de ses bras et ses mains qui tremblent, sans en faire trop, jamais. En un mot comme en cent, Simon Jacquard est impressionnant.
Tout dans son attitude nous conduit à devenir activement les spectateurs passifs, contradictions et pléonasmes, de cette histoire. Il tourne et tourne, s’adresse à nous et à personne d’autre. Précisons aussi qu’il est légèrement desservi par l’acoustique vraiment peu fameuse des lieux. À chaque fois qu’il se retourne et s’éloigne, on entend moins bien ce qu’il dit, on déchiffre mal. C’est dommage, c’est vrai, mais il en faut plus pour enlever au plaisir de le voir.
La pièce s’inspire de la vie d’un homme spécial à bien des égards : Martial Richoz, dit l’homme-bus. Au début des années 80, ce fan de trolleybus reproduit fidèlement les sons et les déplacements de ces machines, à l’aide de chariots qu’il confectionne lui-même, en suivant sur les trottoirs de Lausanne un horaire et un itinéraire précis. Le bruit des clignotants, l’ouverture des portes, les annonces, les freins : tout y passe. Martial déambule et Martial jubile, mais hélas, pas pour très longtemps. À l’âge de 24 ans, en janvier 1986, il est interné de force à l’hôpital psychiatrique de Cery et en sort quelques semaines plus tard. Dès lors, il sera, pour ainsi dire, forcé à prendre sa retraite.
Le spectacle n’est pas un biopic cependant, plutôt un voyage dans une sorte de rêve, ou, pour être plus exact, dans le monde d’un rêveur dont la vie ressemble beaucoup à celle de Martial. Pour nous emmener tout au long de ce trajet se trouve la musique de Victor Pavel. Avec les bruits de rouages, cliquetis de rails et sifflements de locomotives, mêlés à des sonorités électroniques de plus en plus abstraites, Victor Pavel nous invite à suivre la route dessinée par le personnage, nous suggère de nous laisser entraîner dans cette lente chute.
Après la représentation de ce soir, la petite pièce continuera à se déployer un peu partout dans Paris : à Belleville, à Césure, à Porte de Pantin. Heureux, ceux qui iront. Dans ce journal-poème, le duo lauréat de la 6e édition de la bourse de résidence d’artistes de La Colline, l’acteur et le metteur en scène s’accordent. Valérian Guillaume, grâce à un texte poignant et rythmé, très efficace, soulève les questions les unes après les autres. Qu’est-ce donc, la marge ? Quel droit a-t-on à la différence ? Au bout de 50 minutes, la pièce se finit ou se finit mal. Dans la pénombre de la salle, on voit quelques larmes couler, et, sous les applaudissements émus, Simon Jacquard revient pour faire ses adieux. Ah, quand même, qu’ils sont féroces, les grotesques qui se prennent trop au sérieux !
Visuel Principal : © Tuong Vi Nguyen