En collaboration avec l’auteur Guillaume Poix, Lorraine de Sagazan a enquêté pendant quatre ans au sein du dispositif de comparution immédiate. Elle révèle dans une mise en scène castelluccienne l’insupportable injustice de la justice. Magistral !
Souvent, les spectacles résonnent entre eux. Il y a très longtemps, au début de ce Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues auscultait dans son Hécube, pas Hécube la tension entre la « justice » et la « vengeance ». Léviathan se place à un autre endroit qui est le « juste » et «l’injuste». Dans les deux cas, la Justice est sur le banc des accusés.
Le décor est un tribunal perdu dans un cirque, mais un cirque poussiéreux, terreux et fumeux. Les hommes et les femmes sont devenu.e.s des pantins au mieux, des poupées de chiffons au pire. Ils et elles errent, le visage impassible, car recouvert d’un masque qui laisse uniquement libre les yeux et la bouche. C’est-à-dire que tout du long, ce sont les seuls éléments du visage que les comedien.e.s peuvent mobiliser. C’est fou à voir. C’est troublant. Le procureur par exemple reste impassible les vingt premières minutes du spectacle au point qu’au moment où il se met à bouger, nous avons la sensation de nous être faits avoir. Comment ça, il est vrai ? Il existe ? Fou, on vous dit !
L’utilisation de la pantomime dans le théâtre contemporain est un impensé. Mais Lorraine de Sagazan, qui a travaillé aux côtés de Romeo Castellucci et Thomas Ostermeier, a le sens de l’image. Elle a fait siennes toutes les références en matière de performance et les applique à son propre théâtre. Elle qui est passée par la Villa Médicis a une approche très précise de la fabrique des objets. Elle se sert de la forme pour dire le fond, et quelle forme, et quel fond !
La structure du spectacle est un enchaînement de shorts cuts. Se succèdent à la barre quatre comparutions immédiates. Khallaf Baraho est un témoin, il est le seul à ne pas être masqué. Il nous explique la Loi. Depuis 2003, des faits qui étaient qualifiés de délits sont jugés en comparutions immédiates. Concrètement, cela veut dire que vous pouvez écoper de six, huit ou pourquoi pas douze mois fermes, pour avoir volé des habits dans un supermarché, ou avoir conduit sans casque et sans permis dans une impasse en bas de chez vous, ou bien pour avoir insulté une policière. Cela veut dire aussi, que votre vie est jugée en 20 minutes, parfois moins, parfois 16 minutes et 24 secondes, par un.e juge épuisé.e.
Le Léviathan est symboliquement un monstre qui peut prendre l’allure d’un dragon. Au Moyen Âge, il est l’un des démons de l’Enfer. Lorraine de Sagazan sculpte l’espace, distord le temps justement en faisant psalmodier ses comédien.e.s. Elle utilise des vidéos qu’elle enserre dans une fenêtre presque comme une ogive d’église. On y voit les personnages se transformer en pantins, on y voit aussi un Christ aux yeux doux et à la main en bénédiction. Plus tard, on verra une croix sanguinolente passer derrière les voiles qui constituent la structure de ce cirque aux couleurs changeantes.
Leviathan est fait d’histoires vraies totalement invraisemblables. On regarde, séché.e.s, effaré.e.s ce « TOUT ÇA » pour un si petit « ça ». Les situations sont toutes insupportables. Rien ne va, ni la peine, ni la procédure, ni les conditions humaines désespérées. La pièce est une pure tragédie aux allures somptueuses. Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Éric Verdin jouent tous et toutes à la perfection cette partition très compliquée qui convoque le corps autant que la voix.
Leviathan est un acte fort, une vision de l’espace rare, un texte éblouissant, une dénonciation tragique. C’est un chef-d’œuvre, un vrai dont on sort changé.e.s pour longtemps, on le sait. Les images qu’elle a créées là vont marquer l’histoire du théâtre. Un choc !
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Visuel : © Christophe Raynaud de Lage