En 2017, Julie Bérès créait Désobéir au Théâtre de la commune d’Aubervilliers en adoptant le principe « récolter la parole publique pour la transposer sur un plateau de théâtre », ainsi quatre jeunes femmes racontaient sans détours la France métissée, plurielle et parlaient d’elles et de leurs vies. En 2021, selon le même principe, elle donne la parole aux hommes dans La tendresse, écho vibrant au discours féminin. Les mots sont parfois crus, les corps engagés ; au travers d’histoires vrillées de vérité, le masculin se décline dans la complexité de la nuance.
Huit comédiens envahissent le plateau et écrivent à la craie blanche leurs prénoms sur les murs et le nom du spectacle… Leur présence est saisissante, ils sont jeunes, ils en veulent et nous bluffent d’entrée. La scénographie également nous en impose, deux murs, assez haut pour être escaladés, enserrent ce qui peut être bouche, entrée de caverne ou de refuge : en tout cas un endroit qui avale et qui crache. Ils s’en emparent physiquement, l’habitent de leur danse, de leur rage et nous entrainent dans leurs interrogations. Dans un univers de toute puissance et de virilité, doit-on jouer le jeu, donner le change ? Peut-on réussir à être simplement soi-même.
On ne nait pas homme ….
Écartelé entre ressenti personnel et injonctions extérieures, chacun à travers son témoignage manifeste la difficulté à trouver sa voie, balançant d’inquiétude entre force et fragilité. La codification du masculin est un poids qui s’abat sur tous. Ils croulent sous des images qui leur collent à la peau et ne souhaitent en aucun cas les porter en bandoulière. Être un homme serait d’abord se battre, la séquence de la guerre (très visuelle) est là pour nous le rappeler. Ces jeunes hommes sont comme nous, étourdis sous l’avalanche de dictats.
Dans un long monologue, Bboy Junior (Junior Bosila), danseur de hip hop connu pour ses performances, pointe ce monde construit par des hommes, identifiés à travers des noms d’hommes, monde qui te définit Homme dès la naissance, façonne ton avenir et balise tes désirs. Comment parler de ses faiblesses ou de ses fragilités sans être déconsidérés ? Comment agir quand l’ombre de la femmelette rode ? Ses power move dont la légèreté est troublante parlent pour lui, cette figure forte du hip hop, il va chercher dans la douceur pour l’exécuter.
Des corps et des mots
Théâtre performatif, les mots prennent un sens dans l’acte et les corps sont là pour les porter. Ça bouge, ça danse, ça rappe, ça s’empoigne. La violence affleure dans chaque geste, déborde, se ressaisit. Le rythme est vif. Ils sont nerveux, toujours prêts à bondir. Parler de soi, parler de la relation aux autres est l’objet de colères intérieures, d’incompréhensions et d‘emportements. Couilles, pédales, salopes sont de la partie, mais la mère est là, la femme qui nous a quitté aussi. L’expression des tourments est un tout qu’il est difficile de passer au tamis.
La structure faite d’alternance entre le chœur et l’individu dans sa singularité nous fait traverser les sujets qui les habitent. Identité, image de Rambo, relation à l’amour, homosexualité, consentement, agression, passion pour le porno, aimer sa femme et être heureux sans passer pour un trublion… Ces jeunes hommes nous mettent sous les yeux et dans les oreilles des faits et comportements dans lesquels nous baignons au quotidien. Le texte écrit, à partir de témoignages, par Kevin Keiss, Alice Zeniter, Lisa Guez et Julie Bérès lors d’ateliers d’écriture, garde les tonalités de l’oralité. Par le « je » il convoque l’empathie et nous unit à la fois dans la bataille et dans la paix recherchée.
Le groupe composé de comédiens, danseurs, performeurs venus d’horizons différents agit comme une tribu. Tous sont épatants, ils sont leur personnage et le défendent sans barguigner. Une femme, Charmine Fariborzi, la plus genrée hiphop du plateau, fait partie du groupe. Sa présence qui nous apparait à la fin de la représentation, permet de dépasser le « génétique » pour aller vers le « culturel ». Elle rassemble hommes et les femmes dans ce maelstrom social où il est incontournable de s’affirmer dans une identité si l’on veut être entendu… Celle de l’homme en l’occurrence qui n’est finalement qu’une construction.
La tendresse – mise en scène Julie Bérès
avec Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Naso Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Scheiner, Mohamed Seddiki.
Vu au Théâtre des Bouffes du Nord – Paris le 23 décembre 2024
Tournée 2024 – Théâtre Edwige Feuillère Vesoul 7 mars, Théâtre de Laval, Centre National de la Marionnette 12 mars, Centre culturel Jacques Duhamel Vitré 14 mars, Théâtre Auditorium de Poitiers du 19 au 21 mars, La Comédie de Saint-Étienne du 26 au 29 mars, L’Odyssée Périgueux 2 avril, CIRCa, pôle National Cirque, Auch 5 avril, Scène nationale du Sud Aquitain Bayonne 9 et 10 avril, Théâtre de Gascogne Mont-de-Marsan 12 avril, CDN de Tours / Université de Tours 17 et 18 avril, Théâtre de Rungis 26 avril, Maison de la musique de Nanterre 2 et 3 mai, SN Théâtre de Montbéliard 7 mai, Le Parvis, SN Tarbes-Pyrénées, 13 mai, L’Estive, SN Foix 16 mai, Château-Rouge Annemasse 22 et 23 mai
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