« Le Paradoxe de John », le vernissage de Philippe Quesne

« Avec la trace qu’a laissée la performance, on peut faire une sculpture »

On aime écrire, pour définir Philippe Quesne, que dans les spectacles de ce metteur en scène, les comédien·ne·s font des choses absurdes avec le plus grand des sérieux. On se souvient, en 2023, de son Jardin des délices, où il multipliait les actions impossibles, comme celle de marcher sur un fil invisible ou de grimper à une échelle qui ne mène nulle part. Ici, on se retrouve dans le décor de L’Effet de Serge, que vous avez pu voir en 2018 à Nanterre-Amandiers. L’espace est devenu une galerie d’art encore « en chantier ». La baie vitrée est démontée, et le jardin luxuriant qui s’y collait a disparu. On entend d’abord une voix avant de voir les corps. Et quels corps ! Déboule un petit groupe à l’allure western. Tous et toutes portent des jeans, des santiags, et même un chapeau de cow-boy pour Marc Susini. Isabelle Angotti campe la directrice des lieux, qu’elle fait visiter précisément, dans le fond et la forme, à ses convives (Céleste Brunnquell, Marc Susini, Veronika Vasilyeva-Rijé et Marc Chevillon). Elle dit par exemple : « Chaque jeudi, on pourrait installer des performances. »

« Nous devons interdire à nos enfants de trop traîner dans leurs souvenirs »

Le groupe va donc prendre possession, sans prévenir, dans la fulgurance de l’envie, des éléments mis à leur disposition dans cette galerie d’art. Le Paradoxe de John est au théâtre ce que The Square de Ruben Östlund est au cinéma : une réflexion cynique, désabusée et parfaitement réalisée sur les caricatures du monde de l’art. La mélancolie est toujours l’actrice principale des pièces de Philippe Quesne. On se souvient de son Microcosme, cette œuvre avec laquelle il avait remporté, pour le pavillon français, le prix du meilleur pavillon « Pays et régions » à la Quadriennale de Prague, et où il inventait la danse-objet ; ou bien de cet autre ballet pour piano sans pianiste et squelettes bien vivants, Fantasmagoria.
Dans cette galerie d’art, les œuvres sont interdépendantes des actions humaines : elles n’existent pas en elles-mêmes. Même la chaise de Serge doit être activée pour monter et descendre, et modifiée pour devenir le « kyste d’une femme ». De façon gentiment foutraque, Quesne questionne une nouvelle fois le recyclage des matières issues de ses précédents spectacles pour en faire autre chose.

« Ici, un guide pour les fantômes sourds »

La poésie de l’instant est marquée par les bandeaux lumineux qui délivrent les textes de Laura Vazquez, ajoutant du spleen au spleen de cette visite de plus en plus décalée. Il se passe ce qu’il se passe quand un artiste arrive dans un lieu : il en prend possession, s’en inspire et provoque d’autres idées. Dans un coin, on trouve quatre personnages spectraux dont on ne sait rien. Réels ou robots ? Le doute persiste. Le Paradoxe de John se place au cœur de l’interstice de ce doute, entre vraie performance et fiction de la performance. Mise en abyme du travail d’une vie ou palimpseste d’actions déphasées, le spectacle ne choisit pas.

Et il ne faut pas s’y méprendre : ce n’est pas parce que les interprètes parlent que nous sommes au théâtre. Ils et elles se parlent, oui, mais souvent sans vouloir être entendus, voire en langues étrangères. Ils et elles sont parfait·e·s dans leurs flottements, leurs changements de costumes et d’attitudes. Le paradoxe, c’est que la beauté est massive dans les mots et les images, comme cette présence de Veronika Vasilyeva-Rijé au centre des sculptures mi-humaines, mi-fantômes, mi-taupes, ou ce jaillissement kitsch de mousse envahissant une partie de la scène.

Le Paradoxe de John est une grande pièce de Philippe Quesne, très classique dans le panthéon de cet artiste dont l’écriture est un flux performatif qui coule avec tranquillité sur le chemin d’une tendre absurdité.