Le Théâtre du Peuple de Bussang accueille cet été la première programmation depuis l’arrivée à sa direction de Julie Delille. Du Conte d’hiver aux Gros patinent bien en passant par des Impromptus, elle nous partage des propositions ingénieuses et variées.
« Par l’art. Pour l’Humanité », telle est la devise de ce théâtre ouvert en 1895 par Maurice Pottecher afin d’inventer un lieu de création ouvert à la population, loin de Paris. Depuis, de nombreuses directions se sont succédé, jusqu’à l’arrivée de Julie Delille en octobre dernier, première femme à prendre les rênes du théâtre.
Persuadée que les lieux l’animent autant qu’elle les anime, la metteuse en scène a fait appel à la sociologue Anne Labit pour imaginer un espace co-construit avec les habitant.es et en lien étroit avec la nature, à l’image de l’utopie écosophe de Arne Naess et du concept de « résonance » de Hartmut Rosa, qui désigne la façon dont une chose agit sur une autre.
Pour investir ces lieux, elle a donc imaginé une saison d’été variée, où l’enjouement des Gros patinent bien témoigne de l’aptitude du spectacle à agir sur son public : entre rires, cris et dialogue entre scène et salle, la participation intempestive du public est à l’image de son enthousiasme face aux clowneries et aux trouvailles comiques d’Olivier Martin-Salvan et Pierre Guillois, lui-même ancien directeur du Théâtre du Peuple. À 13h, les spectateur.rices peuvent se réunir au fond du parc pour écouter des « Impromptus » dits par des comédien.nes des différents spectacles, où la litanie de phrases commençant par « Il paraît… » nous invite à imaginer mille mondes possibles.
En fait de féérie, Le Conte d’hiver proposé par la maîtresse des lieux nous transpose dans un monde étrange, tour à tour joyeux et inquiétant. Le choix de Julie Delille est d’inscrire résolument sa mise en scène dans un siècle élisabéthain fantasmé. Les lourds velours des costumes, les coiffes des femmes et les couronnes des rois nous entraînent dans l’univers merveilleux des illustrations qui accompagnent les anciennes éditions de Shakespeare et des toiles des préraphaélites anglais.
L’argument de la pièce place en son centre la question de l’illusion et des apparences, puisqu’elle nous rapporte l’histoire du roi de Sicile, Leontes, convaincu à tort que sa femme, la très chaste Hermione, le trompe. Sa jalousie provoquera la mort de sa femme, mais aussi l’exil de sa fille qui, élevée et vêtue comme une bergère, tombera amoureuse du prince de Bohême, caché sous les oripeaux d’un faux paysan.
Les nombreux jeux avec les simulacres et les faux-semblants sont au cœur de l’écriture scénique de Julie Delille, qui fait appel à tous les possibles de la mise en scène pour faire douter de leurs sens autant le public que les personnages.
La scénographie à tiroirs de Clémence Delille, qui démultiplie jusqu’à l’étourdissement les cloisons et les portes, participe de ce monde insaisissable et qui, sans cesse, se transforme. Ces éléments de décor coulissent comme les planches d’un théâtre de papier, créant un espace où spectacle, rêve et réalité s’enchevêtrent sans jamais se distinguer, tandis que la création lumière d’Elsa Revol redessine constamment la profondeur de la scène et découpe des ombres tout droit sorties d’un film de Cocteau. La direction des acteurs et actrices joue également sur des représentations topiques, de la majesté des scènes de cour à la légèreté apparente des séquences de pastorales.
Prendre au sérieux les rêves et les apparences comme le ferait l’auguste prêtre de quelque ancienne religion : tel semble être l’un des paris de la mise en scène, qui fait du Théâtre du Peuple un temple où l’on sacrifie aux rites de la comédie. La musique de Julien Lepreux, très présente dans la pièce, accorde ainsi une large place au chant et à l’orgue, comme s’il s’agissait de prier l’âme de Melpomène et Thalie. De leur côté, les rideaux qui envahiront la scène lors de la prise de conscience de Leontes semblent hésiter entre le velours des confessionnaux et les pendrillons d’une salle de spectacle. Le monologue du Temps, vêtu d’une longue robe d’argent, nous invite à prendre au premier degré ces professions de foi mystiques.
Le Conte d’hiver de Julie Delille investit le Théâtre du Peuple avec élégance et finesse, jouant du lieu pour nous proposer un spectacle subtil, composé de mille interprétations possibles.
Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher à Bussang
Le Conte d’hiver de William Shakespeare, mise en scène Julie Delille, jusqu’au 31 août
Les Gros patinent bien, de Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan, jusqu’au 31 août
Visuel : Jean-Louis Fernandez