Alix Riemer adapte cette nouvelle de Charlotte Perkins Gilman, dans la traduction de Dorothée Zumstein parue aux éditions Vanloo.
Le livre de Charlotte Perkins Gilman fait figure de classique de la littérature féministe américaine : nouvelle publiée pour la première fois en 1892, ce petit livre raconte l’histoire d’une jeune femme en proie, ce que nous appellerions désormais la dépression postpartum. Pour la sortir de sa torpeur, son médecin de mari, appliquant à la lettre les théories en cours à l’époque, décide d’emménager dans une maison de campagne et de lui faire garder la chambre. Il a choisi celle de l’étage, aux fenêtres ouvertes sur la nature environnante et recouverte d’un papier peint jauni, au motif abimé par le temps. La narratrice n’apprécie pas franchement ce décor, mais obéit à son époux, persuadée des bonnes intentions de celui-ci.
Pourtant, peu à peu, sa foi aveugle en celui-ci s’amoindrit. L’inaction forcée conduit son esprit à vagabonder et à mêler bien vite le réel à l’imaginaire. Obsédée par le seul objet qui se présente à ses yeux, le motif du papier peint, la jeune femme se laisse rapidement happer par ses traits et arabesques. À mesure qu’elle s’abîme dans sa contemplation, sa confiance en son mari et en son entourage s’étiole. Elle se persuade alors qu’une – ou des – femme(s) ont pris place dans le papier peint et l’espionnent.
L’intérêt premier de cette nouvelle est d’adopter entièrement le regard du personnage, si bien que le lecteur et la lectrice ne savent plus où commence et où s’arrête le délire. Ce dernier est en effet décrit par petites touches, si bien que le basculement semble se faire progressivement. Cette qualité stylistique se superpose à une vertu politique : Le Papier peint jaune aurait eu une incidence sur les prescriptions médicales de l’époque et aurait notamment signé la fin de la doctrine du repos imposé aux femmes déprimées.
Le choix d’Alix Riemer, dans sa mise en scène de la nouvelle, est de commencer par situer historiquement la nouvelle et son autrice. Cette préface en actes a lieu au plateau dans la continuité de l’appel à l’éteinte des téléphones, sans marque apparente du fait que l’on entre désormais dans le spectacle proprement dit. Ainsi, dès les premières minutes, le brouillage des frontières entre réalité et fiction, qui était au cœur de la nouvelle, apparaît dans la représentation. Autre élément de confusion : cette coryphée moderne est jouée par Marie Kauffmann, qui incarnera également la narratrice et aura donc à charge de dire, face public, l’intégralité du texte. Personnage et narratrice se confondent donc.
Mais l’élément scénique déterminant, dans ce travail du brouillage, sera sans nul doute celui de l’éclairage. La création de Mathilde Chamoux repose en effet sur une lumière jaune, qui baigne franchement ou plus légèrement l’espace de la scène délimité par d’épais rideaux, dont les vagues évoquent les arabesques du papier peint du texte. La scénographie, signée Hélène Jourdan, se refuse donc à imiter le texte tout en lui faisant de réguliers clins d’œil. Plus encore qu’elle ne joue avec le plateau, la lumière illumine par instants intégralement la comédienne, tête et costume compris, ou n’éclaire que sa tête, voire seulement la scène qui l’entoure. Ce travail de précision accompagne la folie du personnage et fait également perdre pied au public.
Cette adaptation du Papier peint jaune se distingue également des précédentes par la place accordée à l’humour : le prologue, dit de façon enjouée, joue des écarts entre les attentes de l’Amérique du XIXe siècle et les idées contemporaines. En outre, y compris quand elle dit le texte de la nouvelle proprement dite, Marie Kauffmann prononce les phrases avec parcimonie, s’octroyant, en plein milieu d’un syntagme, des pauses qui créent des effets de surprise. Ce procédé, bien qu’un peu facile, fonctionne et donne au texte un ton nouveau. Le tout fait de cette mise en scène une œuvre qui multiplie les brouillages et les interprétations, marque d’une réelle appropriation de la nouvelle de Charlotte Perkins Gilman.
Le Papier peint jaune, d’Alix Riemer, d’après un texte de Charlotte Perkins Gilman. Au Monfort jusqu’au 15 novembre.
Visuel : © Cédric Messeman