La « Bérénice » de Cassiers donne à la pièce de Racine un nouvel éclat

Est-ce la période qui se prête à des réflexions sur la raison d’État ou sur la possibilité d’amours qui fassent fi des origines ethniques et géographiques ? Toujours est-il que voici, en trois mois, la deuxième mise en scène, dans un théâtre subventionné, de la tragédie racinienne (sans compter, bien sûr, celle de Castellucci l’an dernier). Après la proposition de Lemoine, qui faisait entendre les vers de Racine à la Maison de la Culture d’Amiens, c’est donc au metteur en scène flamand de s’atteler à cette tâche ardue qu’est celle de livrer au public de la Comédie française une Bérénice nouvelle, jamais vue ni entendue.

Racine (re)revu par Barthes

En amont de ce travail, Cassiers s’est plongé dans le Sur Racine de Barthes, qui postulait que Titus n’aimait Bérénice que « par habitude ». Du côté de cette dernière, en revanche, la passion serait profonde et sincère et ce déséquilibre initial porterait dès l’ouverture de la pièce la fin de la reine de Palestine. Cette théorie n’est pas toujours convaincante, mais peu importe finalement : elle n’a pas besoin que le public y souscrive pour être féconde scéniquement.

Cette opposition entre l’ardeur de l’une et la froideur de l’autre guide avant tout la direction des acteurs et actrices : durant les quatre premiers actes de la pièce, Suliane Brahim, qui joue Bérénice, est toute en courbes et en sensualité, quand Titus lui oppose la raideur d’un corps engoncé dans son costume. Titus, certes, mais aussi Antiochus, puisque le comédien Jérémy Lopez joue les deux rivaux. Par ce choix de distribution, Cassiers donne corps à un autre aspect – plus séduisant – de l’analyse de Barthes : Titus et Antiochus sont, en termes dramaturgiques, des doubles l’un de l’autre.

La dialectique du clair et de l’obscur

Les costumes d’Anna Rizza soulignent ce part pris : qu’il joue Titus ou Antiochus, l’acteur est vêtu d’un complet sombre recouvert d’un manteau contemporain. Leurs confidents Arsace et Paulin, également joués par un seul et même comédien – Alexandre Pavloff – partagent avec leurs maîtres cet emprunt au vestiaire moderne. Les deux personnages féminins Bérénice et Phénice portent en revanche des robes couleur crème, qui tombent le long de leurs hanches à la manière de robes antiques ou romantiques. Ils sont ainsi porteurs de la dimension romanesque de la pièce, quand les costumes des hommes témoignent au contraire de leur attachement à la conduite de l’État.

Une Bérénice revivifiée

Cette opposition entre couleurs pâles et saturées informe l’ensemble de la scénographie. Ce qui frappe, lorsque l’on pénètre dans la salle du Vieux-Colombier, c’est la clarté du plateau. Les lumières, sans être trop vives, éclairent franchement l’espace et donnent au mobilier les allures du marbre. Au centre de la scène, une sculpture marbrée aux contours incertains. Fidèle à son amour de la vidéo, Cassiers a, avec Bram Delafonteyne, composé un fond de scène laissant entrevoir un triptyque de fenêtres. À cour et à jardin, de longues fenêtres verticales, quand le centre de ce fond de scène est quadrillé par les vitres d’une grande et large fenêtre à carreaux. Ces croisées laissent tout d’abord entrevoir un ailleurs clair et serein, avant de passer par du vermillon sombre et du noir mêlé de nuées blanches. Ainsi, l’ouverture vers l’extérieur semble bloquée, à l’image de la psyché de Bérénice, enfermée dans son chagrin. La création lumière de Frank Hardy, elle aussi, s’assombrit et la création sonore de Jeroen Kenens fait alterner musique légère et sons lourds et graves.

La Bérénice de Guy Cassiers donne à la pièce de Racine un éclat nouveau. L’analyse de Barthes, sans être étouffante, revivifie le rapport au texte et offre aux spectateurs et spectatrices le loisir de créer leur propre interprétation. Les alexandrins résonnent avec une étrange modernité et le public est tout entier tendu vers les personnages, dont il lui semble découvrir l’histoire pour la première fois. Une grande et belle Bérénice.