La pièce Happy Apocalypse de Jean Christophe Dollé propose une expérience théâtrale survoltée doublée d’une réflexion sur la notion d’hybridité, qui laisse entrevoir l’horizon d’une humanité transformée.
Difficile de n’être pas happés d’entrée de jeu par la scénographie époustouflante ; tout baigne dans une lumière bleutée de début ou de fin du monde. La musique live (à base d’électro-pop entraînante) joue en continu tandis que des espaces cubiques colorés comme autant de compartiments d’une maison de poupée s’ouvrent au fur et à mesure, pour le plus grand plaisir du spectateur, à la manière d’une séquence introductive d’un film de Wes Anderson ; on y découvre les membres d’une famille pas comme les autres – mais quelle famille l’est vraiment ? – composée de Michael Crawling, astrophysicien et poète handicapé, fondateur de la théorie de la décroissance cosmique. Sa sœur, à la fois femme au foyer désespérée et scientifique de génie elle-aussi, lui a fabriqué une machine pour qu’il puisse s’exprimer à l’aide d’une IA connectée à ses neurones. Son autre sœur, vilain petit canard de la famille, décide de prendre part à une performance pop et démentielle qui à la fois extasiera et annihilera sa féminité… et/ou son humanité. Il y a aussi le voisin, travaillant dans les pompes funèbres, qui a peur de tout et entretient une passion un brin obsessionnelle pour les papillons, ces êtres éphémères disposant d’un spectre de couleurs infiniment plus varié que celui de l’être humain. Enfin il y a Perle, premier enfant hybride de l’histoire de l’humanité, croisée avec le Varan de Komodo, et qui, assise devant le frigo familial, nous défie ; c’est notre regard qui fait d’elle un monstre, mais elle, désormais, a décidé d’arrêter les hormones qui l’empêchent pour l’heure de se transformer. Elle veut être qui elle est, quitte à déplaire, quitte à faire peur.
Le spectacle – car c’est un spectacle auquel nous assistons, au sens étymologique du terme de ce qui attire le regard – redéfinit les contours du genre en proposant ce qui s’apparente en fait à une œuvre (presque) totale : à la fois concert, performance, conférence, quitte à ce que les repères se brouillent parfois et que l’on ne sache plus vraiment à quoi faire attention. Parallèlement, c’est aussi la notion même d’humanité qui est mise en jeu ; au début d’ailleurs, on ne sait trop quel parti prendre. Que penser de la décision de la sœur de Michael de donner naissance à un enfant hybride, si c’est pour vouloir empêcher tout signe évident d’hybridation dans la vie de sa fille ? Que penser de la décision de Perle de laisser pousser ses excroissances épidermiques et ses griffes quitte à souffrir le martyr ? Le mérite de « Happy Apocalypse » est aussi de laisser ouvertes ce genre de questions, qui en rejoignent d’autres, plus actuelles ; la transidentité, peut-être, mais aussi et surtout le transhumanisme, nous a-t-il semblé. Et l’on évite avec « Happy Apocalypse » les discours dogmatiques au profit de propositions plus nuancées, plus poétiques, parfois même carrément burlesques, à coût de danses faunesques survoltées, de chanteuse pop aussi cynique que visionnaire, d’insertions musicales rupestres.
Finalement, et c’est là une des réussites du spectacle à notre avis, l’essentiel parvient à émerger au sein même du spectaculaire : oui, Perle souffre de sa transformation, mais elle est aussi heureuse d’accepter cette partie d’elle-même, en dépit du regard médical, en dépit du regard des autres. Oui, sa mère l’a rejetée de manière assez monstrueuse, mais elle n’est pas monstrueuse elle-même, comme l’atteste un des derniers tableaux de la pièce. Finalement, le dernier monologue de Michael, aussi doux que radical, rebat les cartes de nos préjugés, préconçus et pensées toute faites ; et si finalement, l’humain était à réinventer ? Et si c’était la seule solution pour que l’humanité perdure ?
Du 5 au 24 juillet / relâche les 11, 18 juillet / 22h35 / 1h40 / 11 • Avignon
Le Festival d’Avignon se tient jusqu’au 26 juillet. Retrouvez tous nos articles dans le dossier de la rédaction.
Visuel : © Daniel Pieruzzini