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Elizabeth Costello, personnage libéré de l’auteur par Krzysztof Warlikowski

par Amélie Blaustein-Niddam
17.07.2024

Le metteur en scène polonais renoue avec la Cour d’honneur et sa muse fictive, Elizabeth Costello, dans une adaptation de trois textes de J. M. Coetzee : Elizabeth Costello, L’Homme ralenti et L’Abattoir de verre, pour une fresque de quatre heures qui glisse dans l’ennui malgré une maîtrise totale des images.

« La beauté de la fiction littéraire »

Krzysztof Warlikowski est un habitué du festival. Sous les mandats de Bernard Faivre d’Arcier et Baudriller-Archambault, il a commis de nombreux chefs-d’œuvre dont un Hamlet en 2001, son plus beau spectacle, Angel’s in America en 2007 et son controversé (A)pollonia en 2009. Restons un peu là. Dans (A)pollonia, la dernière scène était le monologue d’une universitaire… Elizabeth Costello,  qui comparait le traitement que les humains font aux animaux à la Shoah. Malaise. Nous voici donc, après plus de dix ans d’absence, de retour dans l’univers cadré du metteur en scène. On le sait, la Cour ne l’intéresse pas. Il y pose son décor comme n’importe où ailleurs. Nous sommes face à l’imaginaire « Warli ». Mais au fait, qu’est-ce qu’une mise en scène iconique de Warlikowski ? Eh bien, c’est un grand plateau avec un sol (ici une illusion de moquette). Et tout autour des portes vitrées derrières lesquelles il peut se passer des choses. Les personnages exubérants sont très éclairés, parfois même en pleine poursuite, ils sont cinématographiques et ils adorent les perruques et les grosses lunettes noires. On trouve souvent des toilettes, des lavabos. On en a dans Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux. (D’ailleurs, c’est la deuxième fois, après Damön, que les motifs des WC sont dans la Cour cette année). Car oui, il y a  des choses à évacuer. Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux est une réflexion pirandellienne sur le lien entre l’auteur et son personnage. À quel moment la fiction dans la fiction peut devenir concrète ?

« Je ne suis pas un fantôme, juste une coquille »

Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux, s’ouvre de façon magistrale par la prise de parole d’Ann Lee. Elle est en réalité une œuvre d’art. En 1999, Philippe Parreno et Pierre Huyghe achètent le personnage d’Ann Lee (caractère manga en deux dimensions) à une société japonaise. Cette jeune fille, personnage d’animé, adolescente aux grands yeux vides et aux cheveux violets, se questionne sur son nihilisme. Elle nous dit : « Je n’ai pas de voix. » Pourtant, elle compte, on la regarde. Sur scène, ils et elles sont nombreux et nombreuses. Treize au plateau (tiens, ça ne porte pas malheur, ça ?). Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek et  Magdalena Popławska évoluent autour de la fausse vraie vie d’Elizabeth, qui dans sa fiction est, elle aussi, une autrice, à succès. Elle parcourt l’Europe auréolée de son succès – « l’écrivaine la plus importante de son époque » – après son roman, La Maison de la rue Eccles. La question de la conjuration des sorts n’est pas vaine. Krzysztof Warlikowski multiplie les éléments scéniques verts. Un grand rideau, un magnifique tailleur-pantalon en velours. Comme s’il cherchait à faire fuir une sorte d’œil malveillant.

 

« Le conflit entre réalisme et idéalisme »

Comme toujours, mais là un peu autrement, il utilise la fragmentation liée à la multiplication et à l’assemblage de textes, un principe de collage comme dans les arts plastiques. Il n’utilise que les fragments des œuvres de J.M. Coetzee, obsédé par son personnage, Elizabeth Costello. Est-elle un double du romancier et du metteur en scène? Est-elle leur Nathan Zuckerman, le double de fiction de Philip Roth ? Le procédé est classique. Nous la suivons donc, dans des discussions très « monde d’avant » et au cœur de rapports caricaturaux entre les femmes et les hommes, professer autour du monde sur la nature, les animaux et le véganisme. Chacune de ses interventions est un prétexte à un changement de décor en vidéo qui nous amène d’une chambre d’hôtel à un bateau enserré dans la glace en une seconde. Partout, et jusqu’à la mort, elle combat le mal.

 

« Je pense que Dieu est mort de vieillesse, tout simplement »

Malheureusement, plus la nuit avance et plus le froid monte dans la Cour d’honneur, plus le rythme très linéaire de cette histoire nous berce. Elle progresse de façon presque chronologique et utilise des ressorts de dramaturgie vus mille fois. L’un des problèmes majeurs de l’immense Krzysztof Warlikowski est que souvent il ne se dépasse pas lui-même. Cette pièce est confortable pour lui. Il maîtrise parfaitement, nous l’avons dit, la technique du fragment. Il sait comme personne interchanger les rôles de ses comédien.n.e.s, tous et toutes parfait.e.s. Mais nous avons la sensation désagréable que son utilisation de l’espace et de la vidéo est la même qu’en 2009. La Cour se vide en silence, après l’entracte, il reste la moitié des spectacteurices. Les saluts sont polis à la fin. Or, nous avons passé plus de quatre heures ensemble, sous les étoiles, nous devrions être fasciné.e.s par la vie de cette femme fictive qui prend corps et voix devant nos yeux. La magie du théâtre n’opère pas. Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux est une pièce qui ne décolle pas, malgré la maîtrise totale des mots et des corps de Krzysztof Warlikowski.