Écrite par la dramaturge Audrey Brugiere, également metteuse en scène avec Marivonne Laulusa, la pièce Consente-toi s’empare avec force du discours et de l’aveuglement masculinistes pour montrer leur effet dévastateur au sein d’un couple on ne peut plus banal. Une entreprise poussée à l’extrême qui ne peut laisser indifférent·e quant à la réalité des violences «intimes».
Un appartement deux pièces, avec un canapé et une chambre. Des voix enregistrées font entendre les mots mignons que se disent les amoureux, en creux se dessine leur histoire. Andrew (Clément Buisson) et Émilie (Julie Chialva) sont en couple depuis deux ans. Ils se sont rencontrés en soirée, ils sont jeunes, ils ont un groupe d’amis en commun… Rien de plus banal.
Il suffit pourtant d’entrer dans leur intimité pour qu’à la première minute, l’impression d’une relation idyllique se fracture. Puis se brise complètement au fur et à mesure qu’une dispute amène Émilie à faire entendre les violences qu’elle supporte depuis des mois. Ils sont dans un rapport de domination malheureusement très cliché, où Andrew agit de manière paternaliste et machiste, tandis qu’au moindre conflit où Émilie essaye de faire entendre sa voix, elle finit par abandonner, car elle n’aime justement pas le conflit.
Le spectateur est placé du point de vue d’Andrew : au départ, on a l’impression que les objections d’Émilie surgissent de nulle part, sinon d’une situation où Andrew n’a pas de travail et vit la moitié du temps chez elle, ce qui n’est pas si grave.
Lorsqu’Émilie commence à évoquer des situations antérieures, un nouveau couple d’acteurs (Mathieu Bouchet et Louise Marti) intervient sur scène et ils les regardent. Ce dédoublement de personnalités est une porte grande ouverte à Andrew pour reconnaître qu’il a manqué de respect à sa compagne, dans de petits moments du quotidien. Or, il s’agit d’un fil rouge conduisant vers des réalités beaucoup plus graves, et il les devine sans doute, raison pour laquelle il fait preuve d’une mauvaise foi littéralement spectaculaire.
Émilie souffre et Andrew parle. Il nie ou il déforme les faits, il la manipule en la faisant culpabiliser, il décrédibilise les mots de plus en plus forts qu’elle emploie. Rien ne peut le faire revenir sur ses positions. Il a le monopole de la parole et ne laisse aucune faille, il cherche à imposer sa vision des choses – il souhaite discuter, ce qui revient en réalité à « faire entendre raison » à une Émilie traitée de folle à plusieurs reprises. Il la dépossède totalement des mots.
Il y a les paroles, et il y a les gestes. Il y a aussi la danse, et le chant, qui viennent exprimer ce que les mots ne laissent pas entendre. Il s’agit comme d’un contrepoint au discours dans lequel Andrew domine, tandis que la complexité des émotions d’Émilie s’incarne dans son corps, et dans la voix bouleversante de Leïla Rebord. Il s’agit d’un espace dans lequel sa douleur et son conflit intérieur peuvent s’exprimer.
Des scènes extrêmement dures rejouent les viols qu’Émilie a subits, et qu’Andrew a ignoré commettre. Pour lui cette réalité n’a pas existé, et n’existera pas, car un violeur, c’est un « mec dans une ruelle sombre », et il n’est pas ce mec, c’est tout. Mais encore une fois ce sont des mots, un terrain que lui maîtrise, alors que la scène projette violemment sous les yeux du public ce qu’il s’est réellement passé. Mais il choisit de fermer les yeux : « Je t’aime, je ne te ferais jamais de mal. Un couple baise, c’est tout. »
Une inversion des discours est-elle possible ? La pièce pose avec acuité le sens qu’on donne aux mots « violence », « viol », et la manière dont ils servent un discours dominateur. Reconnaître le viol au sein d’un couple, c’est aussi briser le schéma selon lequel une relation officielle est un accès libre au corps de l’autre, qui devient comme un territoire dont on (un « on » bien souvent masculin) dispose à sa guise.
La scène le rappelle de manière très amère, d’autant plus amère que le public est placé dans une position de voyeur, ce qui le rend responsable. Les deux Émilie se regardent avec intensité tandis que l’une d’elles subit les assauts sexuels des deux Andrew. Ses yeux crient à l’autre de faire quelque chose mais elle n’ose pas réagir. Ce moment rappelle de nombreux témoignages de viol dans lesquels les femmes racontent s’être senties incapables de bouger, elles étaient comme hors de la scène, spectatrices de ce qu’il se passait.
La pièce n’offre pas de conclusion. Émilie ne quitte pas Andrew, Andrew ne reconnaît pas la gravité de ses actes au-delà d’un « Je suis désolé » prononcé du bout des lèvres afin d’échapper à la peur et à la culpabilité, pour qu’Émilie cède encore. Pour qu’elle laisse encore passer. Au fond, ce n’était pas le principe, offrir une histoire, une narration, avec un début et une fin, dont la fin offre la sécurité du « Ce n’était que de la fiction ». Ce n’est pas une situation fictive qui est représentée sur scène, et Consente-toi le rappelle avec force.
Visuel : Affiche de la pièce, © Elena King.