Qu’est-ce qui trouble plus qu’un portrait d’artiste réalisé par un autre artiste ? Dans Portrait d’artiste, Tiago Rodrigues, l’artiste et directeur du Festival d’Avignon, découvre en lisant le texte écrit par Mohamed El Khatib, entre le 1er et le 30 juin 23 h 59. L’enquête nourrit ici lentement la trame d’une fable où rayonne une joie un peu folle qui embrasse toute la cour du Musée Calvet dans le cadre des Fictions France Culture imaginées par Blandine Masson, celles des premiers jours de soleil après trois longues semaines de grisaille électorale en France.
Ici, il n’est pas question de faire l’éloge fétiche de Tiago Rodrigues mais plutôt de tenter de comprendre dans les éclats qui est – possiblement ? — l’artiste en cherchant partout, du côté de l’archive intime, de la création, du politique. Et surtout, d’un jeu qui a ses règles – expliquées brièvement par Mohamed El Khatib : règle n°1 : tu as le droit de dire que ça ne te convient pas. Règle n°2 : tu as le droit de faire trois commentaires (ou trois jokers). Règle n°3 : si le texte dit du mal de l’équipe de foot du Portugal et/ou de Cristian Ronaldo, tu ne peux rien dire. Le jeu ouvre là le champ de la comédie, du fantasme et du vacillement émotif. Les spectateurices passent constamment du rire à l’émotion. C’est le tempo El Khatib, durant lequel les deux artistes s’en remettent l’un à l’autre, entre le thé à la menthe et le verre de Porto.
Outre le piment du comique de situation, le plus jouissif et le plus intéressant est de regarder comment Tiago Rodrigues peu à peu lâche prise, se laisse envahir par sa bio non autorisée à la première personne du singulier sans jamais quitter son air amusé et ses yeux ronds, ni le ton de sa voix qui dit oui et non en même temps. Ou qui dit une fois « Joker » ! Tout simplement, parce qu’il ne peut pas dire qu’il a grandi sous la dictature : il est né trois ans après la Révolution des Œillets. Parce qu’il ne veut pas s’approprier ce qui ne lui appartient pas. Parce qu’il ne veut pas trahir la mémoire de celles et ceux qui ont résisté et vaincu la dictature de Salazar.
Mohamed El Khatib se révèle ici habile à croquer le portrait de l’artiste. Il laisse se deviner ce qui ne peut se dire d’emblée publiquement : la ténacité d’un amour pour sa grand-mère par-delà la mort, les conversations téléphoniques avec sa mère le dimanche matin, le goût immodéré pour le discours en famille face aux problèmes de plomberie. Et plus gravement, « pour toujours, qu’une vie vaille une autre vie » !
C’est une manière là encore très El Khatibienne de ne pas laisser tranquille Tiago Rodrigues en faisant rebondir dans son portrait ChatGPT et les archives sonores : quelles sont les deux passions de Tiago Rodrigues ? Le fado et Mitterrand. Ou encore l’actualité du festival et la désormais « controverse Angelica Liddell » ou le sempiternel « je t’aime, je t’aime, Oh oui, je t’aime, Moi non plus » des artistes et des critiques : peut-on critiquer les critiques ? « Je n’oppose pas la liberté d’expression des critiques à la liberté de création des artistes », répond l’artiste. De fait, par ces brèches, le portrait de Tiago Rodrigues gagne en profondeur, c’est dans les écarts que l’on perçoit le mieux son mystère.
« Tiago Rodrigues, un discours de moins » sera l’épitaphe. Portrait d’artiste, Tiago Rodrigues pourrait se terminer là après avoir déchainé les rires des spectateurices. Mais pour Mohamed El Khatib, c’est un peu trop banal. Alors les questions de l’entourage de l’artiste surviennent comme une ellipse spatiale, suspendue. Cult ! Diffusion sur France Culture.
Visuel : © Alexandre Quentin
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