Durant cette édition 2024, Jacques le Fataliste, variations restera l’un des plus beaux moments des fictions radiophoniques initiées par France Culture au musée Calvet. Une interprétation truculente et exceptionnelle des comédiens Anne Alvaro, François Morel et Pascal Rénéric, servie par une mise en scène adroitement cabotine de Baptiste Guiton. De quoi rendre Diderot sexy et Jacques le Fataliste ultra-contemporain.
Au printemps 2024, France Culture a consacré une série d’émissions à Jacques le Fataliste de Denis Diderot. Le réalisateur, metteur en scène Baptiste Guiton explique le choix de cette lecture par la présence de la langue espagnole comme invitée du Festival d’Avignon, d’une multiplication des Quichotte. Blandine Masson, réalisatrice et directrice des fictions de France Culture a eu la très belle idée de vouloir mettre à l’honneur son héritier français, en mode salon XVIIIᵉ : Jacques le Fataliste et son maître. Une très belle conclusion de série.
Il est fort à parier que le public était venu pour les comédien.e.s et peu pour l’œuvre. De mauvais souvenirs des cours de français des années collège et une certaine appréhension à s’ennuyer pouvaient calmer quelques ardeurs. Nous comptions, toutefois, sur la malice de l’un, le charme d’une autre, la puissance de jeu du dernier… et vice et versa. Finalement, la fantaisie et le talent de tous a propulsé cette fiction radiophonique en comédie loufoque, tendre, enchanteresse. Nous avons suivi simultanément les amours d’un valet, mis un pied dans des situations cocasses ou dramatiques mettant en jeu la condition sociale de cette époque. Et connaître la surprise que ce non-roman du siècle des lumières soit aussi émancipateur, sujet à débats philosophique et psychanalytique. Un moment précieux.
Ces trois comédiens n’avaient jamais joué ensemble, et pourtant, il se dégageait de cette lecture une joie incommensurable, un désir de partager le plateau en toute simplicité, Diderot devenant le seul maître à bord et eux quatre d’humbles serviteurs de ses idées, des pourvoyeurs admirables de son style. Tout au long de la lecture se sont succédé des sourires admiratifs, enjoués, des bouilles d’enfants bouches bées accrochées à des corps d’adultes, des fronts plissés en réflexion mutine…
« Ouvrir le savoir au plus grand nombre et combattre l’intolérance et les préjugés, afin de faire triompher la raison » était le but ultime de cet auteur. « À cause de l’encyclopédie, nous ne voyons Diderot qu’en grand intellectuel, un peu austère. Alors qu’en fait, c’est très drôle, c’est du Marivaux. Une même époque. Un artiste hyper érudit et, en fait, très moderne. Avec Jacques le Fataliste, il augure tout ce que va devenir le roman contemporain. La question de la digression, l’interrogation, la mise en abyme de la création dans l’œuvre par l’auteur lui-même, qui est joué par Anne Alvaro », s’enthousiasme Baptiste Guiton qui a réalisé et imaginé ce casting éclatant. Somme toute, le projet du directeur du Festival d’Avignon Tiago Rodrigues et l’identique mise en abyme qu’il a proposée dans son Hécube, pas Hécube. Un temps fort du festival, dont la gratuité renforce encore cette approche de la culture pour tous.
Est-ce que ce moment mémorable de la chanson poème reprise en chœur par tout le public était écrite ? Non, pas ici-bas en tout cas. Une perle émergée en répétition l’après-midi même. Pascal Réneric a commencé à faire le rockeur et tout s’est emballé… Une atmosphère de travail fantaisiste a pu voir le jour au sein de cette équipe avec une véritable ambiance d’impro collective. Chacun a amené ses petits apports, et imaginé collectivement ce préambule fleuri. La composition musicale d’Olivier Longre, tantôt folk western, tantôt d’une délicatesse infinie, une dentelle de sons cousue au cœur fin, a été travaillée en amont avec le réalisateur et expérimentée au plateau.
Il y a dans Jacques le Fataliste une dimension politique qui se retrouve dans la rivalité et la soumission entre Jacques et le maître et qui prend toute sa dimension actuelle dans ce face-à-face qui oppose le maître et son valet, les mettant dos à dos. Le valet refusant de redescendre à la cuisine et tout autant de l’échelle sociale. Une phrase nous apostrophe : « Vous ne savez pas ce que veut dire le « mon ami » donné par le maître à un subalterne ! »
« Un bon conteur est un homme rare » disait Diderot. Une bonne fiction radiophonique n’est pas rarissime sur France Culture, mais celle-ci frise l’excellence, tant notre plaisir est aussi immense que notre tristesse à quitter ces personnages et le pertinent trio que forme Anne Alvaro, François Morel et Pascal Rénéric. Trio qui se reformera, nous l’espérons.