Splendide et prégnant « Andromaque » à l’Odéon

Un lyrisme noir

Andromaque, pièce de théâtre en cinq actes et en alexandrins, fut représentée pour la première fois en 1667 au Château du Louvre, devant la reine. La pièce à sa création fut un grand succès, en particulier dû à un lyrisme nouveau. Le maitre de la Tragédie écrira deux ans plus tard Britannicus.

Les pièces de Racine sont des contes poétiques autour d’amours toujours contrariées et d’inépuisables dettes morales. Andromaque se résume à une phrase : Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque. Cette romance serait un marivaudage d’adolescents. La pièce ressemblerait à une série TV avec sa trame policière. Elle en possède, on s’en doute, une tout autre profondeur. Car Hermione possède en elle une rage suicidaire et meurtrière que nourrissent les êtres qui ne capitulent jamais dans leur quête d’un absolu. Parce qu’aussi la veuve d’Hector, Andromaque, est une mère qui, pour mettre son fils à l’abri, devrait se marier avec Pyrrhus, fils d’Achille, l’assassin même d’Hector. L’air est à la tragédie et l’embrasement des sentiments amoureux se cogne à l’inféodation des âmes et des êtres au politique autant qu’aux égoïstes vanités. Un drame total.

Rompre

La pièce contient en elle régulièrement un autre drame : le poids séculaire du patrimoine.  Elle vient chargée d’une coutume. Il faut du courage pour se départir des conventions attachées à une telle œuvre universelle.  Mettre en scène consiste à bien des égards à trahir l’auteur et le spectateur. Pour Andromaque, ceux-ci sont nombreux. Un metteur en scène affronte ce passif. Andromaque nous appartient avant de lui appartenir.

Figure tutélaire du théâtre français du début du 21ᵉ siècle, Stéphane Braunschweig est directeur de l’Odéon depuis 2016. Cette année-là, il montait à la Comédie-Française Britannicus de Racine et surprenait par une radicale nouveauté. Il s’exonérait du dogme.

Il reprend sa doctrine pour Andromaque. Il adopte les codes du théâtre contemporain. La mise en scène est moderne, comme les effets de décor, la scénographie et les costumes. Dans Britannicus, l’ambitieuse Agrippine  (Dominique Blanc) portait costume, Pour Andromaque les femmes portent le pantalon. Pour Britannicus, nous étions projetés dans une salle de réunion high tech, lieu du pouvoir. Andromaque débute dans un décor minimaliste qui va lentement se transformer D’abord une parqueterie bordeaux luxueuse sur laquelle se dresse une table de restaurant de luxe, nappe blanche et whisky qu’on imagine cher. Le sol se transformera en une flaque d’eau pour rappeler la mer au large d’Epire. Cette mer se transformera en mare de sang.

Ainsi, chaque motif de mise en scène, chaque détail de décor, chaque panneau tombant des cintres ponctuant les actes, est une merveille esthétique en même temps qu’un motif riche de sens, Tout est condensation de signifiants. Devant cette construction polysémique, nous n’aurons fini d’associer avec notre propre imaginaire en ébullition.

L’innovation la plus courageuse est l’abandon de la scansion, de la pulsation classique des alexandrins. L’élocution est d’aujourd’hui. Nous n’entendons pas les alexandrins et en même temps, leur chant nous traverse. Chaque hémistiche, chaque diérèse ou synérèse rendu muet envahit insidieusement la salle. La beauté de la plume racinienne est restituée.  Son rythme poétique et les tirades célèbres aussi. Le texte par cet artifice n’en est que plus puissant.

Une mère

L’intrigue une fois dépliée par Oreste, Pylade, Pyrrhus et Pheonix, l’entrée d’Hermione à la scène 4 marque le véritable début, le moment où se dégoupille la tragédie qui va enflammer la salle. Chloé Rejon est tout simplement admirable. Elle dépasse son propre record. Lorsqu’elle entre face à Pyrrhus, mains dans les poches, aussi masculine que féminine, aussi frêle que puissante, le spectateur est happé. Il le restera jusqu’au final, céleste d’une Andromaque (talentueuse Bénédicte Cerutti) en mère certaine de son droit.

Les actes se succèdent et serrent le garrot du suspens. Stéphane Braunschweig nous dévoile moins la passion et son maniérisme que les ressorts psychologiques et les conflits névrotiques.  Il y a deux intrigues dans l’Andromaque de Racine, celle d’Hermione aimée d’Oreste et dédaignée de Pyrrhus, celle d’Andromaque qui voudrait sauver son fils et être fidèle à son devoir de mémoire envers Troyes. Qui vaincra de l’amour ou de la mort ? Une mère ?

Le biais choisi est celui du contexte ; il fait écho aux problématiques actuelles. Le freudisme avait ouvert la civilisation à la bisexualité psychique. La virilité était partagée tandis qu’elle devenait disqualifiée. En ce début de 21ᵉ siècle, la PMA, la GPA autorisent des nouveaux défis et leurs questionnements.  L’égalité des sexes avance. Le droit à la maternité pour tous et toutes interroge sur la créance de la société et du corps des femmes devenu marchand. #Metoo s’est décliné récemment en #Momtoo. Le patriarcat chute. Le matriarcat ne semble pas souhaiter le remplacer. Au milieu de cette nouvelle distribution des rôles, les femmes découvrent des énigmes et des revendications nouvelles. Le concept même de maternité évolue. Les mamans solos se multiplient. L’aspiration à la maternité apparait déconnectée du modèle traditionnel de l’enfantement et de l’hyménée. Andromaque, à la faveur de la lecture qu’en fait pour notre temps, Stéphane Braunschweig s’inscrit dans ce tremblement sociétal. De quoi se constitue la maternité et son désir, si une femme doit se battre, seule, pour sauver son fils contre l’ordre qui cherche à survivre.

Un prégnant Andromaque à ne pas rater.