Une nouvelle fois, le plus grand musée du monde et le Festival d’automne font alliance pour le meilleur. Le danseur et chorégraphe François Chaignaud nous invite dans les bas-fonds, pire, au donjon, pour une déambulation immersive dans les figures folles d’un Moyen Âge contemporain.
Tout l’hiver, le Louvre expose ses fous. Figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques est un monument qui rassemble plus de 300 œuvres, dont un fonds d’enluminures du XIIIe siècle à se damner aux enfers. L’exposition est magistrale, elle donne à voir les dessins super queer du Maître E. S., les espiègleries de Jérôme Bosch, les anthropomorphies du duc de Berry, et tant d’autres. Tout cela est la matière première du spectacle. L’idée est de performer en résonance avec cet événement. Dans l’exposition, de façon brillante, le fou est vidé de la maladie, il est une figure à côté, qui déborde, qui révèle. Il est celui à combattre avant de devenir un modèle à suivre. Petites joueuses raconte exactement cela.
La pièce nous fait passer symboliquement de l’ombre à la lumière. Elle se tient dans les excavations des soubassements du Louvre avant le Louvre, quand il était un château. C’est un endroit du musée qui n’est pas un musée, il n’y a aucune œuvre d’art. Cet espace est un monument en soi. Nous entrons par le donjon où, subjugué.e.s, nous regardons ébahi.e.s « Les Ballonnées ». Samuel Famechon et Pierre Morillon jouent pieds nus dans la terre et sur la pierre, s’envoyant l’un à l’autre un énorme ballon de baudruche rouge. Leur visage toujours un peu penché vers l’arrière, la bouche effacée et les yeux immenses. Ils deviennent immenses, les bras vont haut, les dos se courbent comme dans les représentations de satyres. Mais déjà une voix nous appelle : juchée sur des échasses (dont une à l’effigie de Mirium, le chien de François), Maryfé Singy nous appelle. Elle penche, elle aussi, comme si elle était devenue elle-même une enluminure vivante ornant le texte « à la marge ». Selon les moments, vous la trouverez errante entre deux murs, enfermée dans sa démence, ou bien elle avancera décidée sur ses échasses, ou encore elle chante, envoûtante. Nous continuons, suivons les voix et les mélodies. Dans les représentations de la folie, les partitions sont omniprésentes, comme les instruments de musique.
C’est ainsi que nous avançons et sortons du donjon. L’espace est plus ouvert, on y croise Cassandre Munoz qui s’amuse à enfoncer son corps et ses doigts dans une immense toile de parachute rose pâle qui s’étend comme un sexe difforme construit par Abigail Fowler. À côté, au-dessus, ça grouille. Cécile Banquey, Florence Gengoul, Marie Picaut, Alan Picol, Ryan Veillet surgissent d’en haut du chemin de garde ou s’extraient d’un trou que nous n’avions pas encore vu. Ils et elles se mettent à chanter, en chœur polyphonique médiéval, des recoins. Bientôt iels activeront des aquariums où nagent, heureux, des vibromasseurs clitoridiens tout aussi roses que le parachute précédent. Le son nous envoûte, nous rend fous et folles nous-mêmes. Et puis nous accédons au cœur de la performance. « Les Éventées » est un trio composé d’Esteban Appessèche, François Chaignaud, Antoine Roux-Briffaud. Vêtu.e.s tout en rouge comme dans la peinture de fin de l’exposition, Stańczyk de Jan Matejko. Iels dansent macabre, se chevauchent comme « Aristote et Phyllis ». Iels s’amusent de tresques, fuites et maurèques. Les portés étonnent. En pont, au sol, iels se soutiennent par les épaules les uns des autres, l’image est… folle. Leur danse est un tourbillon de puissance et de liberté. Solide, le trio danse comme si plus rien ne comptait et font de l’espace et du public une aire de jeu indivisible. La partition est envoûtante. Iels sont les deux fous dansants d’Hendrik Hondius, le genou haut, le pied pointu, le menton en avant.
La performance se termine par la première œuvre de l’exposition : c’est un personnage en pierre assis, tranquille, qui souffle dans une espèce de cornemuse. Elle devient vivante dans L’Exhalée, portée par Marie-pierre Brebant
Petites joueuses est un monument pour un monument. Un pur chef-d’œuvre qu’il faut prendre le temps d’explorer. Nous vous conseillons de commencer par voir l’exposition, particulièrement les trois premières salles, et de vous glisser dans la performance vers 21 h 30 et d’en ressortir à la toute fin, vers 23 heures. Vous deviendrez un peu fous et folles, pas vraiment sûr.e.s de ce que vous avez vu apparaître et disparaître. Vous verrez des faunes et des fantômes, des corps tordus aux yeux bizarres. Dément !