Celle qui a bouleversé le dernier festival d’Avignon avec A Noiva e o Boa Noite Cinderela, Capítulo 1 da Trilogia Cadela Força, une performance viscérale sur l’idée de réparation après un viol, revient, en compagnie de sa fidèle amie Carolina Mendonça, pour la première fois sur scène avec elle, pour une commande du Kunstenfestivaldesarts : celle de faire un spectacle sur Chantal Akerman. Le résultat : une cérémonie de spiritisme performatif où le texte vous pénètre jusqu’à la nausée. Un choc.
Nous nous retrouvons dans un cinéma en ruine dans une ruelle piétonnisée du quartier Forêt. Le lieu est resté dans son jus. Il y a des traces de décors ici et là. Dans la salle aux fauteuils marron, trône en avant-scène un vieux piano et des textes, beaucoup de textes. Des rideaux encadrent le vieil écran qui, on le verra, marche encore. Oui encore… encore, c’est le bon mot pour justement parler de ce travail. Les deux Carolina entrent en scène par l’oreille. On entend des meubles être tirés. Elles installent l’espace de jeu, en l’occurrence, une table, des chaises, une lampe, un verre vide, une bougie, un matelas. Et ça commence. Encore, et encore, la question de la violence vis-à-vis des femmes est posée chez celle qui sublime, au sens premier, la douleur. « Depuis quand tu n’as pas été prise Maman ? », demande Carolina Bianchi. Bonne question. Mais qui est maman ? Ici, c’est Chantal Akerman, et particulièrement au travers de trois films de la célèbre cinéaste Belge. Je, tu, il, elle qui est une errance dont le sexe le plus organique est la star, Ma mère rit qui raconte les mémoires rédigées par Akerman lorsqu’elle prenait soin de sa mère malade et Les Rendez-vous d’Anna dans lequel elle passe une nuit avec sa mère dans un hôtel près de la gare du Midi.
Très souvent, le Kunstenfestivaldesarts décide de ce qui fera l’identité du spectacle vivant pour l’année à venir. L’année dernière, nous découvrions que le théâtre documentaire pouvait être très pluriel. Cette année, l’amitié se mêle au désir dans des pas de deux qui débordent largement du champ de la danse. Alors, il est un peu inexact de dire que We do not comfortably contemplate the sexuality of our mothers est un duo, car Chantal Akerman est vraiment là. Les Carolines croient (et nous avec) que les fantômes existent et que certains vivent en nous. Parmi les mortes qu’elles portent dans leurs ventres, il y a donc Chantal comme elles disent, devenant une figure de médiation entre elles. Du côté des vivantes, elles sont bien deux, même prénom, même langue, même pays, le Bresil. Elles sont comme des jumelles. Il y a, comme dans Sur tes traces de Gurshad Shaheman et Dany Boudreault cette idée qu’une relation aussi intense entre deux personnes ne peut être connue que par les protagonistes qui la vivent.
La pièce est une forme de lecture performée. Chacune dresse le portrait de Chantal Akerman, ou bien est-ce l’inverse ? On ne sait plus. Là encore, nous assistons, comme dans Sur tes traces, à un portrait croisé, mais qui là déborde. C’est bien cela la perf pure et dure, du grand débordement non ? Le corps n’est pas mis à mal au premier abord, et pourtant. Sans que nous comprenions tout, les sentences de Bianchi sur son amour obsessionnel pour la violence et la baise pure et le corps justement de Mendonça qui se soulève vraiment possédé par la cinéaste, subjuguent. Tous ces portraits sont en filigrane, ils nous traversent par la puissance de l’écriture qui est opérante. La « douleur » est avalée, incarnée et digérée. Peut-on rire d’un viol entre amies ? Est-ce que cela peut faire un point commun entre deux victimes ? Pourquoi pas si encore une fois, c’est le prix de la réparation de soi. Comme le titre l’indique, la pièce est inconfortable, et on en sort bouleversé.e.s autant par la forme que le fond. Elle touche au plus intime et au plus profond, sans aucune littéralité. Brillant.
Le Kunstenfestivaldesarts se tient jusqu’au 31 mai.
Visuel : Carolina Bianchi & Carolina Mendonça _ We do not comfortably contemplate the sexuality of our mothers ©️ Inge Vermeiren – RHoK