« The Brotherhood », le purgatoire de Carolina Bianchi en ouverture du Kunstenfestivaldesarts

« La mort dans la vie qu’est le viol »

Avant que la pièce ne commence, nous sommes face à une grande peinture, pas encore éclairée. Le son monte, une boucle sombre parfaite pour nous dire que rien ne va dans ce monde. Puis, l’image se fait nette : c’est un rideau sur lequel on voit L’Enlèvement de Perséphone par Pierre Paul Rubens. Le rideau tombe, on découvre un plateau nu. Le théâtre peut commencer, et dans ce spectacle, ne jamais s’arrêter, car il en est la star, le point de départ et d’arrivée.

Pendant près de quatre heures, Carolina Bianchi interroge la fiction comme réceptacle bourgeois de la violence. Dans un procédé de métathéâtre assumé, elle nous met face à un « maître », un metteur en scène, un dieu, ou un diable plutôt, qui commente les actions de la performeuse. La performeuse ? Oui, aussi. Carolina Bianchi est, on l’a confirmé l’année dernière avec We do not comfortably contemplate the sexuality of our mothers, une autrice fabuleuse.

Dans sa construction, la pièce avance de la fiction au réel. Elle commence par une succession de prologues qui invitent autant Dante que le théâtre filmé, afin de jouer sur une question : est-elle là ou n’est-elle pas là ? Dans un dialogue avec la question du théâtre, être ou ne pas être, à laquelle elle répond : ne pas être. Elle apparaît, en maîtresse de cérémonie, en queue-de-pie, suivie par une horde d’hommes gentils, aux ordres, qui dansent pour elle.

« La colère est un mot très important ce soir »

Brotherhood, en français « fraternité », est un manifeste contre le patriarcat qui dénonce l’accumulation des violences. Elle dit : « Et ensemble vous ferez émerger la colère et la violence ». Elle dit que les femmes, ensemble, ne peuvent rien contre le pouvoir des hommes, trop forts. Elle dit : « C’est la loi des loups qui prévaut ».

En 2023, quand nous découvrions le chapitre 1 de la trilogie, elle avait créé un slogan : « Fuck catharsis ». Bianchi va à l’encontre du care et de la bienveillance, même si, ici, elle assume vouloir renouer avec le plaisir – elle le montre et le prouve d’ailleurs, armée d’un immense god rose impossible à planquer. Elle convoque le théâtre dans tous ses recoins pour « ressusciter la représentation », pour toucher à une forme de vérité, à l’amour dont elle a besoin.

« Je flotte encore dans un chaos de rêve »

Plus la pièce avance, plus l’amalgame entre ce qu’elle dénonce et ce qu’elle joue se fait. Elle dit : « Nous devenons ce que nous combattons » et, en assumant cela, elle questionne aussi les images qui ont fait qu’aujourd’hui, elle succède à Marina Abramović, mais aussi à Jan Fabre, banni à jamais des salles de spectacles à la suite de ses nombreuses accusations de viol.

Mais que faire des images qui nous construisent quand elles sont portées par des violeurs ? Bianchi répond qu’on ne peut pas oublier ce qu’on a vu, ni sa douleur, ni des mises en scène démentes, telles que Je suis sang, dont elle rejoue une scène, armée mais sans armure. En reine de l’image, elle nous colle devant un cadavre suspendu par les pieds, derrière une image immense d’un bas-ventre où l’on voit une bite minuscule surplombée de viscères. Elle nous met face à la violence, certes, mais ce sont les mots qui sont la violence. Les mots, elle en fait un banquet de brothers, qui trouvent que « ça fait beaucoup », que « c’est encore une histoire de viol ».

« Mes larmes sont pures comme la pierre »

Pourquoi la culture est-elle si fascinée par le viol des femmes, pourquoi ? Bianchi ne cesse d’interroger, sans réponse. Elle aligne des faits en croisant justement le « vrai » et le « faux ». Blanche-Neige empoisonnée, s’endort et se réveille par un baiser non consenti : c’est de la fiction. Perséphone, l’enlèvement des Sabines, la Belle au bois dormant. Elle, en 2012, Gisèle Pelicot en 2024, sont les preuves vivantes que les mythes, la fiction créent du réel.

Bianchi sait faire des images dingues, dignes des Castellucci ou des Angelica Liddell. Elle sait composer une image et faire des mots, de la parole, une action performative. Elle donne à entendre la bêtise des hommes, qui ne comprennent pas la peur et la colère des femmes. Elle donne à voir la beauté de ce que le théâtre peut. Son corps est bien réel, elle le met en fiction, dans une parodie de film porno comme dans un lipsync totalement légendaire sur A Victory of Love d’Alphaville. Brotherhood manipule à la perfection les codes de la pop culture autant que ceux du théâtre européen. Ce faisant, elle peut tailler dans le vif et tout le monde y prend pour son grade : les hommes, évidemment, les hommes entre eux aussi, et particulièrement les metteurs en scène dans une scène d’interview magistrale d’humour et d’intelligence, mais aussi les femmes au féminisme centré sur leur monde néolibéral.

Avec Brotherhood, Carolina Bianchi avance dans sa possession de la scène : celle qui était une révélation en 2023 est devenue en deux ans le nom absolu de la performance. La preuve : elle a ouvert en création mondiale le festival de théâtre contemporain le plus important d’Europe, le Kunstenfestivaldesarts.