« Performissima » ou le marathon performatif du Centre Wallonie Bruxelles à Paris

Exploser les frontières

En interview en 2024, Caterina rappelait les frontières floues de la performance en ces mots : « la performance peut être beaucoup de choses à la fois. Pour cette première édition de Performissima, nous nous sommes concentrés sur des formes hybrides et transdisciplinaires, des formes qui n’appartiennent pas à des cases spécifiques, donc aussi l’impossibilité de trouver des adjectifs propres. Un autre détail important est la non-reproductibilité de la chose. »

Cette seconde édition se place dans la même ligne que la première. Ce vendredi, la Piazza grouille, Beaubourg a décidé de rester ouvert encore un peu, en se servant de ses espaces vides pour créer des événements. On a la sensation que le temps a remonté, qu’il s’agit d’un vendredi normal où une file d’attente patiente pour entrer. On tourne la tête et l’on voit un attroupement important devant le Centre Wallonie-Bruxelles. Et pour cause, des jeunes gens tourbillonnent et escaladent les espaces alentours. Nous nous munissons de l’emploi du temps de la journée, qui croise des lieux, 27 créneaux et des horaires. Il est 15 heures, Sophia Rodriguez Goldberg et 17 étudiant·e·s de l’ESAC confrontent leur innocence à la violence, en l’occurrence la place que tiennent les armes dans la société. Mais ces armes-là sont en chocolat et elles se dévorent en laissant des traces.

De la douceur au chaos

Vingt-sept créneaux, cela veut dire qu’il est bien évidemment impossible de tout voir, qu’il faut faire des choix, presque à l’aveugle, quand les noms, à part quelques-uns, appartiennent aux champs de la jeune création. Notre pioche du jour nous amène à 15h30 dans la Galerie du Centre Wallonie-Bruxelles à la découverte de la performance cousue main de Chloé Schapira. Dans son décor en crochet, elle repense notre rapport à la gravité et au temps dans une approche rigolote et philosophique.

À 16h, nous retrouvons l’air libre, les gloutons et gloutonnes sont parti·e·s, laissant la place au cours de bien-être, ou de mieux-vivre ensemble, du Danois Christian Falsnaes. Il donne des ordres, « courez en criant », par exemple, et nous devons nous y plier, ou non. Fulfilling Your Expectations interroge, avec une belle touche de légèreté, la lourde question de notre libre arbitre. Et ça fait du bien.

Ensuite, on passe aux choses très sérieuses, à une succession de propositions en boîtes noires. On commence par ce que tout le monde dans la queue nomme « les enfants Castellucci ». Au départ, nous pensons à une filiation symbolique entre le roi de la performance et les générations actuelles. Eh bien non, les enfants s’entendent au sens littéral du terme. Nous découvrons un collectif, Dewey Dell, italien forcément, composé de Teodora Castellucci, Agata Castellucci, Vito Matera et du musicien Demetrio Castellucci. Et comment dire que le théâtre d’objets souvent flippant du père a été transmis à sa progéniture ?  Teodora et Agata, toutes de noir vêtues, se retrouvent possédées par un immense retable en métal. Elles dansent furieusement la crise mystique au son très métallique de la musique de Demetrio, qui n’est pas sans rappeler la brutalité des sons de Scott Gibbons. La danse est rapide, hypnotique et angoissante à souhait. Echo Dance of Furies fonctionne à la perfection et donne très envie de suivre ce travail familial.

Corps en lutte, corps en fête

À 17 heures, on laisse Zoé Lakhnati séduire, de son armure et de sa danse séquencée, le public qui l’entoure sur la Piazza, que nous avons adorée cette saison à la Ménagerie de Verre, pour rattraper la pièce Fontaine (2023) de Béryl Coulombié, première performance à entrer dans les collections nationales des Beaux-Arts de Paris. Elle entre sur scène en petit chaperon bleu, le bas du vêtement cerclé pour en faire remonter les bords. Le loup est un cameraman qui la suit jusqu’à l’extérieur du Centre où, dans ce qui ressemble à un local à poubelles en plein air, elle se retourne, se place en poirier, fait disparaître son visage dans ses bras et se pisse dessus à l’envers, devenant ainsi une sculpture vivante. L’image est renversante, féministe au maximum. Montrer son sexe, le montrer fier, jaillissant à contre-sens. Voilà qui est efficace.

À 17h30, on change d’ambiance pour glisser dans un autre geste, tout aussi politique mais situé ailleurs dans le combat. Tiran Willemse danse Blackmilk, qu’il a écrit en 2020 après l’assassinat de George Floyd, en mai 2020 aux États-Unis. Encapuché, il réinstaure le poing levé comme un signe de beauté et d’action, se fendant une place dans la foule et posant des mouvements qui vrillent presque.

À 18h, nous nous installons face au prêche d’Eli Mathieu-Bustos, qui se place en combattant. La posture dérange et nous place dans un inconfort immédiat, puisqu’elle reprend les codes des vidéos de terroristes, cagoule sur la tête. Il ne bouge pas de sa chaise, le regard décidé, face caméra. Le trouble s’installe. Le texte dénonce merveilleusement le racisme systémique. Eli Mathieu-Bustos veut aligner la violence à la violence, en arrêtant le mouvement de son corps (il est danseur), et en nous obligeant à nous concentrer sur son regard et sa voix.

Troublé.e.s, nous nous glissons à 18h15 dans Dîtes-moi, la performance délirante d’Ondine Cloez et Gaël Santisteva. Il s’agit d’un duo très augmenté sur l’idée de secret. Il et elle sont dissimulé·e·s sous un immense tissu irisé et changeant. Les voix sont vocodées et le discours aligne des poncifs très marrants, tandis que les corps deviennent de petites montagnes. La performance est impressionnante de drôlerie et d’agilité.

Nous revenons à 22h pour notre dernière pièce de la journée, APPARTAMENTO de Salvatore Calcagno, avec Antoine Neufmars, Mina Serrano, Bastien Poncelet et Rita Desiato. Nous sommes rassemblé·e·s, une vingtaine tout au plus, dans une pièce toute blanche. On apprend que ce lieu était auparavant un endroit où l’église Saint-Merri rassemblait les possédés pour les désenvoûter. On adore le théâtre sensible de Salvatore et d’Antoine. Pour cette performance, nous sommes comme dans un tournage de cinéma. Mina entre, dirigée par Salvatore, elle est fascinante, immense et désirable en diable. Salvatore la dirige jusqu’à lui dicter ses émotions et la direction de son regard. Se met en place un pas de deux amoureux avec Bastien, qui danse sexy, un peu toréador, bref, prêt à tout pour la faire chavirer, ce qu’elle ne manque pas de faire jusqu’à finir sur les genoux des spectateur·ices. Et puis, il y a Rita, la maman de Salvatore, qui a « toujours rêvé d’être actrice » et qui le devient, en Romy Schneider puissante. On a la sensation d’être devenu·e·s nous-mêmes un travelling de tragédie italienne pasolinienne. Il y a une maîtrise de la diffusion des sentiments là-dedans qui enchante autant qu’elle touche.

La journée se termine pour tout le monde aux abords du dance floor, qui se remplit comme une douce vague, où tous les artistes de la journée se retrouvent au son de plus en plus techno de Bunny Dakota, suivie par Nesa Azadikhah.

Cette seconde édition de Performissima aura tenu ses promesses, elle a fait vibrer la performance dans toutes ses définitions, de l’humour à la peur. Pendant douze heures, les corps différents se sont succédé. On a ri, on a écouté, on a été ému·e·s. Ce marathon performatif compose peu à peu une cartographie de la création actuelle. Performissima s’impose comme une anthologie en acte de ce genre si précieux pour le spectacle vivant.

English Summary

The second edition of Performissima transformed Beaubourg into a living stage, where the boundaries between performance, dance, and theatre dissolved. Across twelve hours, from Sophia Rodriguez Goldberg’s chocolate weapons to the possessed dances of Dewey Dell and the feminist rebellion of Zoé Lakhnati, the Piazza became a playground for bodies in revolt and celebration. From Eli Mathieu-Bustos’s static fury to Salvatore Calcagno’s cinematic tenderness, the day unfolded like a living anthology, of gestures, of struggles, of joy.