Olga Mathey et Pierre-Benjamin Nantel se sont rencontrés à FAI-AR (formation artistique et itinérante des arts de la rue à Marseille) entre 2021 et 2023, elle performeuse, plasticienne, autrice et codirectrice de la collective Trébucher presque (basée entre Bruxelles et Paris) et lui chorégraphe, performeur, formé à e.x.e.r.c.e (Montpellier), basé à Aubervilliers et créateur en 2024 de l’agence de chorégraphie de proximité et en 2025 de la compagnie Unevent. Il anime également l’association Full Gop. Retour sur leur proposition du 21 juin dernier en Bretagne.
Entre les bouses,
Dans le hors-champ du champ,
Mes deux mains se lèvent, se ferment, puis se réouvrent,
Vite, deux fois,
Soubresaut, lointain,
Crissement des pneus, je suis là,
J’accueille, j’essaie d’accueillir, de me laisser traverser
J’ai eu plusieurs vies, l’amour m’a appelée et m’a désengagée
Film d’action, un accident en 16/9ème
Paysage vers un autre monde (…)
Les vaches sont parties hop hop
Il fallait tourner la meule de pierre à la main
Zoé ça veut dire vie en hébreu (…)
À gauche après la patte d’oie
La nuit tombe et je roule sans dynamo
Merci vélo
De t’être égaré dans une pie de pain
(extrait de Partition chapitre 4 – PB, récolté sur place)
Paysage caviardé est annoncé comme un « road-trip chorégraphique » dans les paysages de Combourg, commune où s’est déroulée la première journée du festival. Dans un van spécialement aménagé, 3 ou 4 spectateur.trice.s prennent place en tournant le dos à la route. Ils ont devant eux la fenêtre arrière, large comme un écran (les fenêtres latérales obstruées focalisent le regard des voyageurs vers l’arrière, comme au cinéma, l’objectif étant de créer une fiction) et ouvert sur le paysage donné à voir. Le voyage, d’une durée de 50 minutes, les emmènera dans le village, passant d’abord par un environnement urbain (rues, maisons, supermarché…), puis rural (campagne proche, verdure, champs, lisières…). Une bande sonore, réalisée avec le regard dramaturgique de la créatrice sonore Myriam Pruvot, est mixée en direct, le fonds musical se mélangeant à du texte prononcé chemin faisant par Olga. Pierre-Benjamin est quant à lui au volant et, lors d’un arrêt prolongé dans un champ, proposera vers la fin de cette étrange parenthèse un moment de danse en solo assez cocasse, arrêtant des voitures, utilisant un vélo et jouant avec un passage sous un pont comme d’une scène éphémère de théâtre en plein air.
Combourg : cette petite cité de caractère vit dans le souvenir de son illustre occupant, Chateaubriand (1768-1848), qui passa son enfance au château acheté par son père. Mais elle a su se mettre le temps du festival au diapason de propositions contemporaines inventives. La proposition itinérante, jouée et conduite quatre fois ce jour-là, a été travaillée en amont, lors d’une résidence de deux semaines in situ. Ce temps de travail préparatoire en amont a permis au tandem de faire ses repérages, de rencontrer des artisans et agriculteurs, d’obtenir certaines autorisations, de construire le parcours et de répéter pendant trois jours. Ce processus se répète dans chaque commune d’accueil. Le texte de présentation donne le ton : « Le véhicule démarre, le paysage défile, un texte surgit, interprété en direct, le récit jette un trouble sur l’expérience en train de se vivre : mais qui est Gabrielle ? ». Ce court voyage est présenté comme une « archive sensible de notre territoire », s’appuyant sur l’architecture et les mouvements du quotidien qui sont ici traversés, détournés, intégrés dans un récit surprenant et singulier.
Difficile de raconter ce moment, car tout dépendra de la façon dont chacun.e recevra ce mélange de texte poétique et drolatique, le sonore se combinant au visuel. Le tandem construit une partition « à trous », afin que le réel se confronte à l’imaginaire du spectateur. Des coïncidences heureuses ont lieu, jalonnant le chemin comme les cyclistes peints au sol sur la chaussée qui semblent prendre vie ou un portail de jardin devenant une sorte d’animal, on est emporté, séduit, interloqué.
Extrait du récit, lu après coup sur une feuille scotchée au tableau de bord du van :
« Pour un brin d’amour, Gaby a bifurqué
Parvenue au sommet d’une des tours du château
Elle a ouvert les yeux sur les vies derrière les portes
Derrière les murs de la rue des Champs
De jeunes hommes glissent leurs mains dans des tondeuses à gazon
Et un coiffeur écrit les nuits fauves quand les regards sont tournés (…)
Et le clocher résonne à l’inaccoutumée
C’est que Gaby accompagne le passage des vivants et des morts
Ses yeux sont des éclats de lumière derrière des carrés de verre »
Lors d’un échange avec Olga, on apprend que le tandem, une fois sur la commune ou le territoire, se met à la recherche d’un Gabriel ou d’une Gabrielle. À Combourg, le hasard a fait qu’il a rencontré une ancienne religieuse (une Gabrielle donc, ici appelée Gaby) ayant rompu ses vœux par amour. Les échanges avec elle ont nourri le texte et le parcours : « Quand Gaby passe, les lampadaires courbent l’échine pour la saluer » (les réverbères de Combourg ont en effet une forme courbe).
Pourquoi « caviardé » ? Interrogé, le tandem annonce s’être inspiré d’un jeu surréaliste consistant à prendre un livre à deux sous (ici un roman de poche « romantique » Harlequin trouvé dans une boîte à livres du centre-bourg), d’en barrer de larges passages pour créer un nouveau texte inédit et surprenant, émaillant le récit. Exemple (trouvé dans l’exemplaire utilisé à la fin du périple à l’avant du véhicule) : « Une femme aux longs cheveux dorés et bleus était vêtue d’une robe bleu pâle comme les murs. Ce n’était pas vraiment pénible, cependant elle ne pouvait plus penser à autre chose. Oui, mais en réalité, tous ces gens allaient être très déçus. La femme lui jeta un coup d’œil nerveux : « – Bien sûr, lentement, comme par magie ». La chambre se décomposa en cercles iridescents tandis qu’elle disparaissait dans un brouillard noir et blanc ». Ce résultat est obtenu en supprimant (« caviardant ») au feutre violet plus de trente lignes du texte sur environ deux pages.
À chaque nouveau site se déploie le même protocole. Chercher tout d’abord une boîte à livres, en extraire un ouvrage et entamer son caviardage. Puis chercher Gabriel.le et enfin déterminer le parcours avec le van. Chaque réécriture in situ est pensée comme un chapitre d’un récit global, articulé en un prologue, sept chapitres et un épilogue. Gabriel.le, personnage central du premier livre découvert dans la boite à livres lors du prologue, en est le/la protagoniste. À l’issue des sept chapitres, une édition réunissant l’ensemble de textes sera déposée dans l’ensemble des boîtes à livres d’où proviennent les livres caviardés ayant servi de base à l’écriture. À Combourg, nous avons assisté au quatrième chapitre.
À la fin du parcours, le véhicule s’arrête sur une une mise en scène du paysage inattendue et réussie. Le van se gare dans un champ, le coffre s’ouvre, et là s’amorce une nouvelle histoire avec vue sur la verdure, une route, un pont au loin. Pierre-Benjamin démarre un solo, extrait une longue perche d’un fourré, descend sur la route en contrebas, joue en dansant avec les voitures ou motos rares circulant sur la route, comme un nouveau Jacques Tati. Il disparaît et réapparaît sur un vélo et, avec le pont, utilise ce décor architectural pour une improvisation savoureuse :
« Céder le passage aux souvenirs
Dériver vers la forêt
Un long serpent noir sur la route (…)
Un vélo égaré dans une brioche
Trois sourires dans la cuisine
Résister à se laisser guider
Une grande transhumance de vaches
Et un passage vers un autre monde
Il fait chaud aujourd’hui
Gaby trace sa route vers le solstice
Et glisse dans cet autre soleil qui nimbe ses solides épaules »
Sur le haut du tableau de bord, une série de verbes sur des petits post-it bleus, comme un programme pour prendre la tangente, accompagne le tandem (mais n’est pas révélé au public) : « désaxer, obliquer, dériver, pivoter, s’égarer, dérailler, dérouter, croiser, dévier, dévaler, détourner». Et aussi : « enfiler son…, se changer en…, bifurquer pour…, à contre-sens ».
Avant l’« ouverture coffre » (qui libère les voyageurs), un dernier mot rajouté à la main : « Et le paysage continue d’avancer ». Tout un programme.
Avec ce moment rare, peu de moyens et une lecture originale du paysage rappelant le mouvement surréaliste, ces deux artistes ont compensé avec bonheur l’absence de deuxième week-end du festival, illustrant – si on en doutait – les propos de la directrice artistique Latifa Lâabissi : « Il y a d’autres lignes de force en milieu rural, on y occupe la place qu’on a décidé de prendre et on y fait les choses différemment ».
Vivant et travaillant dans deux villes éloignées, espérons qu’Olga et Pierre-Benjamin retravailleront un jour ensemble.
En plus de l’édition, l’aventure de Paysage caviardé fera bientôt l’objet d’une sortie en podcast (prévue pour septembre 2025).
Ce projet itinérant a été soutenu par le réseau Nos lieux communs dans le cadre de son programme NOMADES, dont fait partie Extension sauvage. Il a commencé à Clermont-Ferrand (Boom’Structur), s’est poursuivi en Ardèche (Format Danse), à Falaise (Chorège CDCN) et, après Combourg, est allé à Versailles (Plastique Danse Flore). Il ira à la rentrée à Dijon (Entre cours et jardins, CDCN Le Dancing) pour terminer son périple à Plouhinec (Bretagne, C.A.M.P. Capsule artistique en mouvement permanent). La production déléguée 2024 a été assurée par les Laboratoires d’Aubervilliers et en 2025 par Boom’Structur.
Visuels : © Olga Mathey et Richard Louvet