La création lyonnaise de l’opéra de Rossini est une réussite qui s’appuie sur une équipe homogène parfaitement à l’aise avec le style du compositeur.
En 1814, Rossini commence à compter dans le paysage musical. Son Tancredi (créé à La Fenice en 1813) l’a fait entrer dans la cour des grands et L’Italiana in Algeri (Teatro San Benedetto, Venise, 1813) confirme le talent du compositeur. En revanche, Aureliano in Palmira (Milan, 1813) est un semi-échec. En août 1814, la carrière d’Il turco in Italia ne débute guère mieux à Scala de Milan avec « seulement » une douzaine de représentations.
Il fut dit que les Milanais auraient reproché à Rossini qu’il se soit borné à une forme « pot-pourri » de L’Italiana in Algeri. Ceci n’a pourtant aucun fondement puisque, si les sujets ont des similitudes, les deux partitions sont totalement différentes.
Il n’est, en revanche, pas interdit de penser que les échecs d’Aureliano in Palmira et d’Il turco in Italia découlaient du constat que ces œuvres étaient moins inspirées que les deux qui les ont précédées. Le livret de Felice Romani (à qui l’on devra Bianca e Falliero, la plupart des livrets de Bellini ainsi que L’elisir d’amore, Anna Bolena et Lucrezia Borgia pour Donizetti) est certes enlevé, mais l’idée principale – les infidélités de Fiorilla et la désespérance de son mari et de ses deux amants putatifs – tourne assez vite en rond. Qualifié souvent de « pirandellien » (en référence à Six personnages en quête d’auteur), le livret est cependant, original par la distance théâtrale induite par la présence du poète Prosdocimo qui semble construire l’opéra au fur et à mesure qu’il se déroule. On se plait, enfin, à trouver, dans Il turco, une certaine continuité mozartienne, notamment dans la scène du bal costumé à l’acte II, avec la confusion des identités.
Si l’opéra accuse donc certaines longueurs, il affiche néanmoins des dialogues savoureux, une très belle ouverture, des airs consistants pour chaque protagoniste, et surtout d’excellents duos et scènes de groupe qui montrent le brio de Rossini en la matière. Enfin, comme dans les grandes comédies de Mozart, l’œuvre flirte par moments avec une forme de mélancolie, qu’elle provienne de Don Geronio, le traditionnel mari « trompé », mais également de Fiorilla lorsqu’elle voit ses rêves exotiques s’envoler.
L’œuvre est exigeante musicalement, car pour faire briller Le turc, il faut un chef et des chanteurs totalement rompus à la mécanique rossinienne ; la soprano, le ténor doivent pouvoir assurer une virtuosité sans faille, voire des aigus stratosphériques, et les deux basses rivaliser d’endurance dans ce chant syllabique vertigineux qui est une véritable marque de fabrique de Rossini dans l’opera buffa.
Sara Blanch est aujourd’hui l’une des meilleures sopranos légères pour nombre d’opéras de Rossini et du bel canto en général (on se souvient de sa fantastique Amina dans La Sonnambula à l’Opéra de Nice en novembre 2022 et, tout dernièrement, de son ébouriffante Comtesse Adèle dans Le Comte Ory au Théâtre des Champs-Élysées). Son air d’entrée (« Non si dà follia maggiore ») donne le ton de son imparable technique belcantiste et de son sens de l’incarnation. Les duos et scènes de groupe qui suivent confirment la clarté de son chant et son jeu malicieux, et la scène finale de résignation et de désillusion (« I vostri cenci vi mando…Squallida veste, e bruna ») lui permet de compléter un passage mélancolique par des vocalises parfaitement réglées.
Le rôle de Selim semble taillé sur mesure pour Adrian Sâmpetrean qui prend plaisir à en faire des tonnes dans ce rôle de Turc séducteur pour qui tout s’achète… même les femmes. Vocalement, il possède toutes les caractéristiques de la basse rossinienne. La voix est bien placée et affiche de beaux graves, la souplesse est idéale, le jeu est déchainé et l’on finit par comprendre pourquoi ce Selim de roman photo peut faire frissonner la belle Fiorilla.
Dès son arrivée avec l’air « Vado in traccia d’una Zingara », Renato Girolami montre ses belles qualités de basse-bouffe légère en endossant, lui, les habits de Don Geronio, ce mari un peu ennuyeux. Il parvient ainsi non seulement à assurer les difficultés du rôle sous la battue tonique du chef, à faire ressortir tant le côté involontairement comique du personnage que la douce mélancolie ou la franche exaspération qui peuvent, parfois, s’en dégager.
Par leurs identités vocales parfois proches, mais qui traduisent deux caractères opposés, Sâmpetrean et Girolami sont savoureux dans le petit combat de coqs, parfaitement réglé par Pelly, où ils essayent de s’accorder sur la façon de garder ou de conquérir Fiorilla.
Dans le rôle de Don Narciso, Alasdair Kent (qui était Achille dans les deux Iphigénies à Aix cet été) n’est pas venu pour enfiler des perles, mais plutôt des contre-notes dans un rôle emblématique de ténor léger et brillant de type contraltino, et il n’élude aucune des difficultés. Alors qu’il affiche un look de « Ken » à la recherche de sa Barbie, il assure, à l’acte I, le très difficile « Un vago sembiante », un air qui passe souvent à l’as faute de voix capable d’en assumer les difficultés. Mais c’est à l’acte II, dans « Intesi : ah tutto intesi » qu’il va littéralement nous étourdir avec des uts (dont un pianissimo) puis en enchainant contre-ré, contre-mi, contre-fa dans la cadence. Alasdair Kent sera Idreno dans Semiramide à l’Opéra de Rouen, en juin 2025, aux côtés de Karine Deshayes et Franco Fagioli.
À côté de tels interprètes, Jenny Anne Flory (qui est soliste du Lyon Opéra studio, au même titre que l’excellent Filipp Varik en Albazar) parvient à tirer son épingle du jeu dans le rôle de la rivale Zaida par une voix bien projetée et un jeu tout aussi percutant.
Enfin, si l’en est un qui s’amuse, c’est Florian Sempey, en Prosdocimo caricature de poète aux cheveux gras, qui erre en pantoufles et peignoir, ne semble pas beaucoup se laver et apporte une sorte d’antithèse à la Fiorilla, « fashion victim » de fotoromanzo, qui enchaine tenues et coiffures. Comme à son habitude, le baryton allie, à la perfection, accents mordants à un excellent jeu de scène. Au milieu des cinq autres interprètes, il s’affirme sans peine en chef d’orchestre de ce roman photo à l’intrigue drôle mais peu consistante.
Une équipe aussi harmonieuse en termes d’adéquation et de parfaites vocalités rossiniennes aura ainsi su assurer les duos, trios, et autres scènes de groupe. Et ceux-ci ne manquent pas, de l’extraordinaire et très long quatuor du premier acte au quintette de la soirée déguisée ; des drôlissimes duos entre Fiorilla et son mari à l’acte I, ou entre Don Geronio et Selim lorsqu’ils étudient (financièrement ou à coups de poing ?) la façon de régler leurs différends sentimentaux, sans compter le duo d’amour (et de négociation) entre Fiorilla et Selim à l’acte II.
Enfin, on doit à Giacomo Sagripanti, à la tête l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, un total respect du rythme musical du Rossini bouffe, une brillance renouvelée dans les scènes comiques, un fin respect des chanteurs. Quant au chœur de l’Opéra de Lyon (dont le chef est Benedict Kearns), il est parfaitement bien réglé dans toutes les scènes enlevées.
On le sait, le metteur en scène a donné aux scènes françaises, nombre de productions mémorables dans le domaine de la comédie lyrique. Pour ce Turc conçu en coproduction entre l’Opéra de Lyon, le Teatro Real de Madrid et le Nouveau Théâtre national de Tokyo, il part d’une idée originale, à savoir un roman photo dans la plus pure tradition des années 1970 (en l’occurrence avec la revue italienne Carina) qui s’accorde avec l’histoire des aventures sentimentales de Fiorilla. On suit ainsi avec délectation cette variation autour de « Quel va être mon nouvel amant ? Que vais-je faire de mon mari ? » dans des décors impressionnants et cartoonesques (on salue, au passage, le talent de l’équipe technique !) qui illustrent de manière savoureuse, et parfois loufoque, les amourettes et zizanies des protagonistes.
Cela étant, au-delà des indiscutables qualités comiques du spectacle qui font de ce Turc un grand moment de théâtre, il est légitime de se demander si cette idée de « roman photo » ne cornérise pas Fiorilla dans un rôle réducteur d’écervelée. Car on pourrait aussi voir en cette femme qui valse avec les hommes, l’expression de la liberté et du choix… même si la conclusion de ses jeux va être de retourner piteusement au foyer à la fin. En bref, on peut se poser la question de savoir si la Fiorilla de 1817 (voire celle des années 70) doit encore être celle des années 2020…
En début de représentation, l’équipe technique est venue souligner la précarisation croissante de l’art en affirmant, par la voix de leur porte-parole, qu’« un vent de doute souffle sur les institutions publiques en France et la culture n’y échappe pas ». Il est certain que les acteurs de la culture comme les spectateurs ont lieu d’être inquiets alors que des collectivités sacrifient les budgets pour soi-disant réduire le déficit de l’État.
Quoi qu’il en soit, c’est une salle pleine et enthousiaste qui a accueilli l’arrivée du turco in Italia sur la scène de l’Opéra de Lyon. Un enthousiasme à un point tel que l’on peut se demander si l’opéra n’aurait pas été mieux reçu à Milan en 1814 s’il avait pu bénéficier d’une aussi belle équipe…
Visuels : © Paul Bourdrel