Le Concert de la Loge, sous la direction du violoniste Julien Chauvin, accompagnait une jeune distribution pour L’Enlèvement au Sérail de Mozart, en version concert. Une belle soirée avec quelques délicieuses pépites comme l’impressionnant Osmin de Sulkhan Jaiani et l’espiègle et poétique Pedrillo de Sahy Ratia.
Les différentes catégories d’opéra ne sont pas toujours très claires pour le spectateur et il assiste, parfois surpris, à des formes diverses qui correspondent à des époques où le divertissement était de mise, notamment à la cour de l’empereur Joseph II, commanditaire des œuvres du jeune Mozart. Les « règles » étaient strictes et L’enlèvement au sérail devait les respecter ; notamment celles du Singspiel en langue allemande, où les dialogues parlés racontent l’histoire, les airs, duos, ensemble avec chœurs, illustrant le récit. Ces dialogues sont partie prenante de l’œuvre et il est donc très discutable de vouloir les remplacer, comme ce fut le cas hier aux Champs-Élysées, par des textes écrits par Ivan Alexandre, en français, sous une forme si modernisée que de nombreuses allusions sont totalement anachroniques, sans même parler d’un humour discutable citant des phrases de Carmen.
Éric Ruf, comédien, metteur en scène et administrateur de la Comédie française, et chargé de dire ces textes et de jouer le rôle parlé du Pacha Sélim, n’est pas en cause. Son travail est, comme à son habitude, admirable et il donne, autant que faire se peut, une très belle tonalité à ces paroles qui ressemblent parfois furieusement à « l’opéra expliqué aux Nuls ». Dommage cependant que la sonorisation qui accompagne sa prestation, soit un peu forte, et souvent supérieure au volume naturel des chanteurs.
C’était une version-concert, sans mise en scène et sans vraiment de mise en espace si l’on excepte quelques entrées, sorties, expressivités et des mimiques conformes à l’action.
Nous avons souvent salué les formations baroques qui s’astreignent à jouer sur instruments d’époque avec un diapason légèrement plus bas, des cordes en boyaux, des flûtes à bec ou traversières en bois, des cors rustiques. Julien Chauvin qui dirige son orchestre et les chanteurs, tout en assurant une partie de violon, est l’un de ces musiciens accomplis et passionnants. Mais force est de constater que, dans l’acoustique un peu sèche de la salle, les cordes ne sonnent pas très bien lors de l’ouverture puis de l’acte 1, avec des variations de volume excessives, des tempi un peu rapides. Bref notre Mozart n’y retrouve pas exactement son compte et les chanteurs semblent parfois se retrouver un peu seuls pour assurer leurs parties. Mais rapidement tout se met en place. Le progrès est net et l’ensemble beaucoup plus homogène et enlevé et les instruments se sont chauffés pour s’adapter à la salle qui, sous l’influence du public, change d’hygrométrie en cours de représentation.
Il est vrai que nous sommes accoutumés à un orchestre beaucoup plus complet pour cette œuvre et qu’il faut aussi que notre oreille s’habitue à ces changements même s’ils représentent l’authenticité de l’époque que nous saluons, tout comme le travail remarquable de Julien Chauvin.
Des changements de dernière minute ont conduit la soprano canadienne Florie Valiquette à endosser le rôle très difficile vocalement, de Konstanze, qui comprend quelques contre-ré et de nombreuses et héroïques vocalises montantes ou descendantes alors qu’elle était prévue en Blondchen, sur une partition plus centrée dans le médium et moins acrobatique.
Florie Valiquette dispose d’un joli timbre, parfois un peu coupant, légèrement acide dans les aigus et si elle ne démérite pas, couvrant toute la panoplie des difficultés avec beaucoup de courage, on la sent souvent obligée de forcer un peu son bel instrument pour atteindre les surnotes et surtout assurer les écarts vocaux considérables qu’impose la partition. La prestation reste belle et l’incarnation tout à fait intéressante, notamment pour sa première aria « Ach ich liebte, war so glücklich (Loin de l’objet de ma tendresse) » comme pour la dernière, particulièrement exposée, mais il était sans doute un peu tôt pour un tel exploit. En effet, si Mozart a écrit de telles arias, ce n’est pas pour des sopranos légères. Il avait ainsi composé le rôle de Konstanze pour la célèbre cantatrice autrichienne Caterina Cavalieri, dotée d’une voix à la fois puissante et très étendue (jusqu’au contre-fa !). Notons que nous avions beaucoup apprécié la belle Florie Valiquette dans un rôle plus court et moins exposé, à Versailles dans ce Giuletta et Romeo de Zingarelli qui renaissait de ses cendres il y a deux mois. Elle y incarnait Matilde la suivante de Giuletta et nul doute que le rôle de Blonde aurait été davantage dans ses cordes.
C’est la soprano roumaine Florina Ilie, que nous avions déjà remarquée en Marguerite de Valois dans Les Huguenots à Marseille lors de la précédente saison, qui l’a remplacée pour chanter la suivante de Konstanze, Blondchen. Le timbre est rond et fruité, la voix plus large et plus puissante, et l’incarnation tout à fait séduisante. Florina Ilie sait donner du corps (et du cœur) à son personnage, et en faire une jeune femme décidée et moderne. Son « Welche Wonne, welche Lust » était admirable de musicalité.
En Belmonte, Levy Sekgapane, que nous avons connu en beau ténor rossinien, déçoit un peu par une émission souvent engorgée accompagnée d’une certaine raideur dans les legatos et vocalises qui n’ont pas toujours la légèreté requise. La voix semble avoir perdu un peu de sa souplesse et le dernier duo avec Konstance « Welch ein Geschick !… Meinetwegen sollst du sterben ! », ne le montre pas à son meilleur. Sans doute était-il dans un mauvais soir, cela arrive à tous les chanteurs ! Il garde cependant cette prestance très convaincante sur scène et a été, à juste titre, chaleureusement applaudi.
Mais c’est incontestablement l’Osmin de Sulkhan Jaiani qui emporte la palme des applaudissements et ovations suivi de près par le Pedrillo de Sahy Ratia.
Le rôle d’Osmin, écrit pour Johann Ignaz Ludwig Fischer une basse capable d’atteindre le ré grave, note redoutable surtout au diapason ancien, figurant par deux fois dans l’air « Wie will ich triumphieren », est parfaitement et brillamment assumé par ce Géorgien aux mille qualités qui domine sa partition avec une aisance stupéfiante.
Le rôle d’Osmin est celui du méchant, mais d’un méchant de comédie, qui perd à la fin, car malgré son obstination à vouloir répéter toutes les cruautés qu’ont méritées Belmonte, Konstanze, Blonde et Pedrillo, il devra renoncer à toute torture, devant la clémence du pacha Sélim qui pardonne à tout le monde. Et Sulkhan Jaiani, outre un très beau timbre, possède la souplesse vocale du rôle, sait nuancer son chant sans jamais caricaturer son personnage et a le mérite, en complicité évidente avec le jeune ténor Sahy Ratia, de « jouer » sur scène dans les limites imposées par le genre. Leur duo « Vivat Bacchus! Bacchus lebe! » est l’un des grands moments de la soirée.
Sahy Ratia, qui nous confiait récemment à quel point l’opéra était pour lui aussi du théâtre, est celui qui joue le plus son rôle, apparaissant même à l’entrée des coulisses pour incarner le personnage sans avoir d’air à chanter et gardant une continuité de présence qui donne vie à l’ensemble. Il est drôle, malicieux, rusé comme son personnage l’est. Et puis, surtout il nous offre une des plus belles romances de Pedrillo, « In Mohrenland gefangen war » entendue depuis longtemps, poétique, rêveuse, magnifiquement prosodiée, avec les petits staccatos de la partition, et son superbe timbre velouté. Aux saluts, la salle a apprécié à sa juste valeur, cette belle prestation.
Les chœurs des « janissaires » qui apparaissent, coordonnés, sur le plateau depuis cour et jardin sont brillamment assurés par le Chœur Fiat Cantus sous la direction Thomas Tacquet.
Tout en regrettant la disparition – de fait – des dialogues parlés qui sont partie prenante de cette œuvre, l’ensemble des airs, duos, quatuor (un très beau « Ach Belmonte ! Ach, mein Leben » en particulier) est respecté, reprises comprises, pour une représentation très agréable.
Visuel : Le chef Julien Chauvin © Marco Borggreve