Terfel et Grigorian font planer « Le vaisseau fantôme » à Monte-Carlo

Le vaisseau fantôme est une œuvre de jeunesse de Richard Wagner (nous avions détaillé sa genèse lors de la magnifique représentation munichoise en mars dernier). Et s’il est plutôt rare d’entendre du Wagner sur le « rocher », lorsqu’est réunie une telle distribution, on ne peut que s’y précipiter. L’opéra était donné en version « mise en espace » ce qui se défend tout à fait pour cette œuvre.

Probablement pour des raisons économiques, l’usage des vidéos semble devenir une habitude à l’Opéra de Monte-Carlo. Celles-là (conçues par D-WOK), projetées sur un immense cube, tout en étant illustratrices et esthétiques, se sont assez vite avérées répétitives et surtout sans véritable plus-value. Ainsi aura-t-on vu se succéder une mer agitée éclairée de différentes couleurs, une tête de mort dès lors que le Hollandais est présent en scène, un ciel d’orage et des éclairs dans le dernier acte. C’est donc du talent des protagonistes qu’a émané, grâce à une direction d’acteurs sobre, mais à la hauteur de ce drame aussi humain qu’onirique, la puissance du spectacle. Si l’on excepte Albert Dohmen (Daland), un peu trop dépendant de la baguette du chef, tous ont su jouer leur partition scénique à la hauteur de leur chant.

Disons-le : Asmik Grigorian ne fait qu’une bouchée de Senta. Tragédienne dans l’âme, l’artiste sait immédiatement donner une identité et une profondeur à ses personnages. Vocalement, elle use de son incomparable registre médian pour apporter de la maturité à l’héroïne et s’éloigne de fait de l’image d’une jeune femme contemplative devant le portrait du Hollandais, lui prêtant, par conséquent, une ambiguïté dont l’issue fatale apparaît logique. Parfaitement à son aise vocalement donc, on peut même dire qu’elle le fut parfois un peu trop face au Hollandais de Bryn Terfel qui, lui, a volontiers joué des nuances. Ainsi, dans le duo du deuxième acte, elle a eu tendance à le couvrir trop fréquemment, ce qui a légèrement nui à l’équilibre de ce moment de découverte des deux personnages. La scène, intense, a, néanmoins, provoqué une tentative d’applaudissements de quelques spectateurs (probablement trop habitués à l’opéra italien), une tentative qui n’a pas perturbé le chef qui a continué son cheminement. Car la représentation avait été conçue sans coupures, en 2h20 données d’une traite, ce qui est la meilleure option pour Wagner.

De son grand air (« Johohoe ! ») au tragique suicide, Grigorian donc n’aura jamais cédé sur la tension qu’elle a insufflée à sa Senta, en en faisant une fonceuse qui, jamais, ne doute et a donné à son sacrifice final une force hors du commun porté par un aigu tranchant lâché comme un véritable uppercut au public.

Face à elle, Bryn Terfel a campé un Hollandais magnifiquement humain dans sa tentative d’échapper à son errance immortelle et maudite. Émouvant dès son arrivée, il est, tout à la fois, imposant par sa stature et humble et compose un être blessé dont chaque phrase est ciselée, dont chaque doute est une souffrance. Certes, avec l’âge, les moyens phénoménaux se sont en partie réduits, notamment dans le registre aigu, mais l’acteur-chanteur n’en conserve pas moins une redoutable force de frappe qui aura fait de lui, quoi que l’on pense de la tellurique Grigorian, le maître du jeu de ce bel après-midi. Son monologue du premier acte (« Die Frist ist um ») a été un modèle du genre, un exemple parfait d’adéquation d’un artiste à un personnage. Si, on l’a dit, le baryton-basse a été mis à rude épreuve par les coups de boutoir de Grigorian dans leur duo du second acte, il est apparu alors comme l’homme qui doute face à une femme résolue, presque en proie au délire. Enfin, la fin de l’opéra aura vu ce lion jeter, avant de regagner son bateau, ses ultimes forces dans une extravagante bataille de décibels. Du grand art !

Alors, bien sûr, dans Le vaisseau fantôme, il y a Erik et Daland, mais le véritable second rôle échoit aux chœurs masculins et féminins, omniprésents, en accompagnement au premier et au second acte, mais surtout, au dernier, en révélateurs de l’incroyable présence sur leurs terres du Hollandais et de son équipage fantomatique. Et les choristes de l’Opéra de Monte-Carlo (direction : Stefano Visconti) ont brillé de tous leurs feux, apportant leur dose de puissance toute wagnérienne en phase avec un orchestre en grande forme.

Car s’ils ont se montrés aussi percutants, c’est bien évidemment dans la dynamique impulsée par la direction affûtée et tendue de Gianluca Marcianò à la tête de l’Orchestre Philharmonique. Malgré l’acoustique du Grimaldi Forum qui ne contribue pas forcément à l’émergence de toutes les couleurs de la phalange et à la différentiation des instruments, la puissance de l’Orchestre, jouant sans interruption, a produit ce que l’on attend d’un tel opéra de Wagner, un mouvement aussi irrépressible que celui de cette mer environnante, capable par moments, d’être secoué des spasmes de la tempête.

En Daland et en Erik, Albert Dohmen et Daniel Behle, en habitués de la partition et de Wagner, ont parfaitement su tenir tête aux deux locomotives du spectacle et au flot émanant de l’orchestre et du chœur. Grâce à eux, les passages clés de l’opéra n’ont jamais connu le moindre déséquilibre. Enfin, il faut citer le pilote de Trystan Llyr Griffiths et la Mary de Angharad Lyddon, lui d’une belle clarté de chant, elle, dont le timbre a apporté un contraste pertinent face à celui de Senta.

C’est sur une fin littéralement tellurique, avec un orchestre et un chœur chauffés à blanc et avec Terfel et Grigorian à un niveau superlatif, que s’est terminée une représentation saluée d’une irrésistible ovation. À l’écoute de cette plus que convaincante démonstration wagnérienne, on ne pouvait, à la sortie, que de demander à réécouter plus souvent ce répertoire à l’Opéra de Monte-Carlo. D’ailleurs, en janvier, ce sera le tour d’une Walkyrie, cette fois-ci dans la salle Garnier. Du bonheur en perspective…