« Le vaisseau fantôme » porté par un magnifique quatuor à l’Opéra de Munich

En 1837, Richard Wagner, alors âgé de 24 ans, obtient un poste de directeur musical à Riga. Mais, rapidement, le couple qu’il forme avec l’actrice Minna Planer est criblé de dettes et est alors obligé de fuir la ville pour échapper aux créanciers. Privés de leurs passeports, en 1839, les époux doivent traverser la frontière russe de nuit, puis ils embarquent à bord d’un bateau à destination de Londres.
Mais, le 27 juillet, une tempête va contraindre le capitaine à s’abriter dans un petit port norvégien du nom de Sandvike. C’est dans ce même port, qu’accoste le navire de Daland dans Le Vaisseau fantôme…

Le couple Wagner gagne Paris où il vit pendant quelques années. Les recommandations de Meyerbeer auprès de l’Opéra de Paris ne s’avérant guère efficaces, Wagner gagne va gagner sa vie en réorchestrant les opéras d’autres compositeurs. Il termine toutefois Rienzi, et écrit (en français) le scénario du Vaisseau Fantôme, d’après une nouvelle d’Heinrich Heine, « Mémoires de Monsieur von Schnabelewopski ».
Toutes proportions gardées, on conçoit la dimension autobiographique de l’œuvre alors que le jeune Wagner, en quête de reconnaissance, était balloté dans une vie d’artiste agitée, et aspirait à la sécurité dans un port d’attache tranquille (d’où la référence à Sandvike).

À Paris donc, Wagner compose des premiers extraits de l’opéra (la ballade de Senta et deux chœurs). Espérant d’abord travailler avec Scribe, il finit par vendre son scénario à l’Opéra, un scénario qui sera adapté par un certain Pierre-Louis-Philippe Dietsch pour un opéra qui aura peu de succès.
Le travail sur Le Vaisseau fantôme va, néanmoins, progresser, et la partition sera achevée en novembre 1841 avec la composition de l’Ouverture. 

C’est finalement au Königliches Sächsisches Hoftheater de Dresde que l’œuvre est créée le 2 janvier 1843. Elle déconcerte alors le public et tient quatre soirées à l’affiche.

Après quelques reprises (à Riga, Kassel, Berlin), Le Vaisseau disparaîtra des scènes jusqu’en 1852 où, à Zurich, le compositeur donnera une version qui a subi quelques retouches. En 1860, Wagner ajoutera, une vingtaine de mesures à la fin de l’opéra, et modifiera la fin de l’Ouverture.
Prague donne l’œuvre en 1856, Vienne en 1860, Munich en 1864, puis ce sera véritablement l’essor avec les productions de Londres (en italien), de Stockholm (en suédois), de Bruxelles (en français), de New York (en anglais) et de Bologne (en italien).

En France, Le vaisseau fait d’abord escale à Rouen (en 1896), puis, en 1897, il investit l’Opéra-Comique.
Bayreuth l’accueille en 1901 ; Richard Strauss le dirige à Vienne en 1922. Il sera suivi de grands chefs wagnériens comme Hans Richter, Bruno Walter, Clemens Krauss, Fritz Reiner, Hans Knappertsbusch, Ferenc Fricsay, Otto Klemperer, mais sera négligé par Toscanini et Furtwängler.
Avec le temps, les plus grands interprètes wagnériens du XXe siècle se saisiront des rôles (Hans Hotter, George London, Astrid Varnay, Leonie Rysanek, Anja Silja…)

À Munich, une production désormais classique

La production munichoise de Peter Konwitschny qui date de 2006, fait désormais partie du patrimoine du Bayerische Staatsoper où elle a été reprise de nombreuses fois.
La direction d’acteurs y est toujours aussi brillante. Au premier acte, il faut le dire, il ne se passe pas grand’chose, les deux navires sont suggérés par deux passerelles dont l’une, usée, semble provenir de temps très anciens.
Les costumes sont différents en fonction des équipages : contemporains pour les hommes de Daland, ils semblent sortir de tableaux de Rembrandt ou de Hals pour ceux du Hollandais. La confrontation entre un monde moderne et un monde pour lequel Wagner a utilisé l’image romantique du Hollandais volant est déjà, là, présente.
 Mais, cette différence de mondes apparaît encore plus évidente à l’acte II, où les « fileuses » apparaissent en justaucorps sur des vélos dans une salle de gym (le terme « spinning » en allemand fait aussi bien référence à l’activité des fileuses qu’à celle du « cycling » en salle).

Comme le dit Konwitschny, le Hollandais arrivant dans cet espace y « apporte des valeurs très démodées telles que l’idée de loyauté dans un environnement où les gens ne sont plus conscients de leur valeur ». De fait, les filles sont assises là, occupées à une activité stupide pour se plier au conformisme et se fondre dans un manque d’uniformité. Le Hollandais vient perturber cet ordre des choses. Il sort de sa valise une robe de mariée bien défraichie dont Senta va se saisir.

Enfin, au dernier acte, lors de la fête, dans la pénombre, les matelots du vaisseau fantôme semblent inanimés, quand les autres s’agitent, mais ils vont ensuite se déchaîner face aux Norvégiens.
Finalement, Konwitschny choisit une conclusion crépusculaire et disruptive (mais pas aberrante). Ce n’est, en même temps, pas ce qui apparaît comme le plus convaincant de sa mise en scène. En faisant tout exploser avec des barils de poudre, Senta rejoint le hollandais dans la mort et donne alors au mot « rédemption » un tout autre sens, un sens du XXIe siècle incluant le temps passé depuis la composition de Wagner.

Quel quatuor !

Certes, Nicholas Brownlee, par sa voix, est plus proche du baryton que de la basse aiguë voulue par Wagner, mais le chanteur, véritable révélation distinguée en Francfort (lire les critiques d’Hélène Adam sur Salomé et Macbeth à l’Opéra de Francfort) et, même, fort remarquée dans une représentation récente de L’Or du Rhin à Paris en remplacement de Ian Paterson, incarne un magnifique Hollandais. Sans jamais connaître de moments de faiblesse, il apporte aussi bien le volume que la subtilité et, alors que sa voix se combine aux très beaux aigus de Camilla Nylund, il s’avère particulièrement remarquable dans le dernier acte.

Pour cette série de représentations, Asmik Grigorian devait interpréter Senta mais, ayant annulé peu de temps auparavant, c’est Camilla Nylund qui a assuré le rôle. Très bonne actrice, cette dernière y est somptueuse, apportant toute la féminité et la fragilité de l’héroïne, osant à tous moments de nombreuses nuances sans jamais sacrifier la projection. Forte de son expérience conséquente, Nylund s’offre même le luxe, dans leur (bien sexiste) duo, d’un peu éclipser Brownlee. La lumière présente dans ce chant s’accorde, en tout point, au personnage de cette femme en butte à l’uniformité de l’époque, pour devenir, ensuite, faussement rédemptrice.

Le personnage d’Éric est incarné par Benjamin Bruns. Le ténor habitué de la scène munichoise, que l’on regrette ne pas voir à Paris (où Wagner reste néanmoins rare), possède une belle musicalité. La voix est aussi puissante que raffinée et, dans la scène émouvante de l’acte II où l’homme est rejeté par la femme qu’il aime, lui et Nylund nous offrent un moment de très beau chant.

Franz-Josef Selig, vétéran de la distribution, porte encore beau. À tout moment, il est convaincant, livrant, par instants, un chant quasi mozartien.

Enfin, pour cet opéra qui ne comprend que quelques personnages (mais de nombreux passages choraux), l’on n’hésite pas à joindre, dans nos éloges, les excellents Tansel Akzeybek, (le pilote) et Natalie Lewis (Mary).

À la tête de l’orchestre tempétueux du Bayerische Staatsoper, Patrick Lange, soigne les couleurs de ce beau Wagner de jeunesse. Il sait porter l’ampleur quand nécessaire, le soutien dans le bel air de Senta, et il nous fait chavirer pour l’extraordinaire accompagnement du passage du monologue de Daland à l’acte II. Quant au Chœur, hormis quelques petits problèmes de réglage avec l’orchestre, il est ici, parfaitement, en son domaine, notamment dans la grande scène chorale qui ouvre le troisième acte.

En trois soirs, après Le Chevalier à la rose dans l’excellente mise en scène de Barrie Kosky, Corinne Winters en Katya Kabanova, ce « Hollandais volant » est venu confirmer, s’il le fallait, que l’Opéra de Munich est l’une des meilleures maisons lyriques au monde, notamment grâce à l’excellence de ses distributions et à la fiabilité constante de son orchestre.