La célèbre soprano bulgare Sonya Yoncheva a fait ses débuts, en récital, à Montevideo, Uruguay Elle était accompagnée du pianiste Malcolm Martineau, dans un programme de chansons italiennes et airs d’opéra qui ont conquis le public.
Montevideo – hélas ! – n’a pas l’habitude d’écouter souvent de grands interprètes lyriques au sommet de leur carrière. Si le public uruguayen a eu ce bonheur le dimanche 8 octobre, c’est parce qu’une association culturelle privée, le Centro Cultural de Música, a rendu possible que l’une des sopranos les plus prisées au monde, Sonya Yoncheva, fasse un saut chez nous après son récital au Teatro Colón de Buenos Aires.
Il est vrai que cette association à but non lucratif, créée en 1942, jouit d’une présence forte dans la vie culturelle des montévidéens. Elle a fait venir, au gré de ses saisons, des musiciens aussi célèbres que Jordi Savall, Joshua Bell ou Gautier Capuçon et des chanteurs lyriques de la dimension de Joyce DiDonato, Philippe Jaroussky ou Nadine Sierra.
En clôture de la saison 2023 de cette institution musicale, une rayonnante Sonya Yoncheva s’est donc produite en récital dans l’Auditorium National du Sodre de la capitale uruguayenne avec le pianiste britannique Malcolm Martineau. Elle y a offert un programme qu’elle a présenté – avec des variantes, mais toujours sous le nom de « Ad una stella » – sur plusieurs scènes lyriques de premier plan, parmi lesquelles le Metropolitan Opera, le Liceu de Barcelone, le Festival de Salzbourg, la Salle Gaveau, ainsi qu’à Valence, Madrid ou Bucarest. Elle le rependra, en partie, en novembre prochain, à l’Auditorium de Bordeaux, puis à Berlin.
En grande forme, Sonya Yoncheva a fait honneur à sa renommée par son timbre de toute beauté et son goût exquis dans l’interprétation des œuvres choisies. Le programme, sans doute soigneusement conçu, comprenait des canzoni italiennes de Puccini, Martinucci, Tosti et Verdi et, en deuxième partie, quelques-uns des airs d’opéra les plus connus du grand compositeur lucquois. Un programme frileux ? Nous ne serons pas de ceux qui se plaignent d’une soi-disant prudence dans le choix de ces pages qui lui vont comme un gant.
Dès le début de la soirée, on la sent à l’aise dans ce répertoire taillé sur mesure qu’elle connaît si bien. Elle y fait preuve de son excellente technique, d’un riche éventail de ressources expressives, de son phrasé ample et beau et de sa parfaite diction de l’italien. Elle sait mettre en valeur son medium riche et soyeux et son registre grave, si sonores qu’elle n’a pratiquement jamais recours à la voix de poitrine, et quelques aigus justes et brillants. Elle sait, en plus, créer, pour chaque chanson et chaque air, l’atmosphère qui convient aux textes interprétés.
Habillée d’une belle robe en guipure et gaze écrues, la soprano bulgare offre en ouverture du récital quatre chansons de Giacomo Puccini. Qui dit Puccini dit opéra. Mais, si le nom du célèbre compositeur italien est lié à jamais à ce genre musical, il n’est pas moins vrai que Puccini reste Puccini dans ses chansons, certes moins connues, mais empreintes de cette effusion lyrique qui lui est si caractéristique.
D’ailleurs, quelqu’un n’ayant jamais entendu « Sole e amore » peut fort bien croire qu’il s’agit d’une page de La Bohème, et ne se tromperait pas de beaucoup, car, huit ans plus tard, le compositeur y a inséré cette mélodie dans le duo du 3e acte entre Rodolfo et Mimi. Et « Mentìa l’avviso », conçue presque comme une scène d’opéra avec récitatif et aria brève, nous ramène aussi vers un autre de ses opéras, Manon Lescaut. Ces deux chansons ont été composées par un jeune Puccini dans la vingtaine, mais Yoncheva inclut aussi dans son programme deux autres mélodies correspondant à l’époque où l’illustre Maestro était déjà au sommet de sa gloire : « Terra e mare », d’une fausse simplicité, et « Canto d’anime » (sur livret de Luigi Illica, l’un de ses principaux lettristes), qui évoque certains passages de Madama Butterfly.
Viennent ensuite « Al folto bosco », une chanson de Giuseppe Martucci, compositeur contemporain de Puccini, puis « L’ultimo bacio » et « Ideale » de l’incontournable Paolo Tosti, dans lesquelles elle confirme son extraordinaire maîtrise de la technique ainsi que ses formidables qualités mélodiques et expressives.
Pour clore cette première partie de son récital, la soprano s’est réservé trois pages de Verdi composées dans sa jeunesse, entre 1838 et 1845, pages qu’elle interprète magistralement. Si, à cette époque-là, Verdi était encore loin d’être le grand génie de l’opéra italien de la deuxième moitié du XXe siècle qu’il est devenu plus tard, les chansons choisies par Yoncheva annoncent, d’une certaine façon, le compositeur des grands opéras à succès. Dans « In solitaria stanza », il est inévitable d’évoquer « Tacea la notte placida » de Il Trovatore ; dans « Ad una stella », qui donne son nom au récital, on sent passer un léger parfum à Violetta, et dans « L’Esule » on a affaire à un air d’opéra miniature avec récitatif, andante et cabaletta finale, sur un texte écrit par Temistocle Solera, librettiste de Nabucco, I Lombardi et Giovanna d’Arco.
Mais, aussi aboutie fût-elle, cette première partie de la soirée ne réussit pas tout à fait à apprivoiser le public. Pourtant, s’il nous fallait trouver quelque chose à redire, ce serait à peine de remarquer la présence superflue d’un pupitre pour les partitions de la chanteuse (dont elle ne s’est quasiment pas servie) ce qui, à notre humble avis, contribue à établir une certaine distance matérielle et émotionnelle entre l’artiste et le public.
Au retour sur scène, Yoncheva porte une robe rouge vaporeuse à souhait qui annonce la couleur de cette seconde partie du récital où elle décline l’amour à la Puccini sous différentes formes.
Cette fois-ci, dès le début, le public est conquis par son interprétation délicieuse et raffinée de « Se come voi piccina » (air du Villi, premier opéra du célèbre compositeur italien) où la jeune Anna, en proie à un mauvais pressentiment, demande à son fiancé, qui est parti loin, de ne pas l’oublier.
Puis, dans un mémorable « Vissi d’arte », son chant subtil et expressif, profondément touchant, traduit la souffrance de la femme amoureuse qui ose reprocher à Dieu de ne pas l’aider à sauver son amant. Il est vrai qu’à présent, Tosca est l’un de ses rôles les plus marquants, tout comme l’a été Mimi il y a quelques années.
Et c’est bien « Donde lieta uscì » de La Bohème qu’elle abordera par la suite ; l’air des adieux entre la jeune couturière et le poète Rodolfo, dans lequel Yoncheva brosse une Mimi vulnérable, aux accents d’une tendre nostalgie pour ce qu’elle laisse derrière elle, mais aussi d’une femme décidée à accomplir ce sacrifice par amour. Un petit chef-d’œuvre.
Le récital finit par « Un bel dì vedremo » de Madama Butterfly, un air poignant qui émeut toujours de par la négation de la réalité, inadmissible pour la jeune Cio-Cio San qui se laisse bercer d’illusions dans l’attente du retour de son mari. Yoncheva en a fait un portrait si bouleversant, dépouillé de toute emphase superflue, qu’on souffre avec elle de sa fin inexorable. À ce moment-là le public a applaudi debout, demandant des rappels.
Tout le long du récital, la soprano a été soutenue par le pianiste britannique Malcolm Martineau, qui peut se targuer de collaborer avec des chanteurs de la taille de Simon Keenlyside, Bryan Terfel, Elina Garanča, Dame Janet Baker ou Thomas Hampson, parmi beaucoup d’autres. De fait, Martineau est considéré l’un des meilleurs accompagnateurs actuels pour chanteurs lyriques. Ce soir-là, il s’est montré solide, précis, mais est toujours resté dans un discret deuxième plan, un peu trop peut-être. Ce n’est vraiment que dans la seule pièce soliste qu’il a jouée, le Tango Nº 2 de « España » du compositeur espagnol Isaac Albéniz qu’on a pu apprécier tout son talent.
Comme on s’y attendait, les artistes répondent aux applaudissements nourris du public en offrant trois rappels qui n’ont pas surpris ceux qui étaient au courant des bis qu’elle a l’habitude de chanter dans ses présentations du programme « Ad una stella ».
Tout d’abord, l’archiconnue « Habanera » de Carmen que la soprano bulgare campe en bohémienne sensuelle et séductrice, se déplaçant autour du pianiste et du tourneur de pages pour les taquiner avec une fleur. Fort bien chantée sans doute, coquine et pétillante. Ceci étant, nous préférons de loin que la gitane la plus renommée de l’art lyrique soit interprétée par une mezzo même si un bon nombre de sopranos lyriques ont abordé cet air, oh combien payant!, en concerts et récitals.
Suivent « O mio babbino caro » de Gianni Schicchi, qui laisse percer une ombre de fatigue vocale, et finalement, après quelques mots en espagnol – qu’elle parle avec fluidité – pour assurer qu’elle souhaiterait revenir au plus vite dans notre pays, un mélancolique et émouvant « Adieu notre petite table » de Manon.
En somme, ce fut un très beau récital que nous ne sommes pas près d’oublier. La performance a subjugué le public montévidéen qui s’est laissé séduire par une grande interprète qui a su déployer tout son charme et son talent.
Visuels : © Gregor Hohenberg / Sony Classical, © Mikel Ponce / Palau de les Arts