Un an après sa création à l’Opéra-Comique sous la baguette de Raphaël Pichon, la Lakmé mise en scène par Laurent Pelly est jouée, après un détour par Nice, à Strasbourg puis Mulhouse. Accueillie avec succès à Paris, et faisant déjà l’objet d’un DVD paru chez Naxos, elle offre un écrin parfait pour la fille du brahmane incarnée par Sabine Devieilhe.
Si l’Opéra national du Rhin a entamé sa saison avec une création (ou plutôt un pasticcio, un mélange d’œuvres), Don Giovanni aux enfers de Simon Steen-Andersen, l’institution alsacienne enchaîne avec la reprise de la mise en scène que Laurent Pelly a réalisée de la Lakmé de Léo Delibes. La production créée à l’Opéra-Comique en 2022 obtient un succès considérable, la salle de la place de Broglie faisant le plein à chaque date, avant les quelques représentations ultérieures dévolues à la Filature mulhousienne, elles aussi complètes. Ce succès d’un pilier du répertoire de l’Opéra-Comique, créée en 1883 et joué plus de mille fois depuis, mais volontiers regardé depuis un certain temps comme appartenant à un passé révolu ou en passe de l’être, ne manque pas de faire réfléchir, dans une période bien difficile pour l’opéra dans l’Hexagone, où les motifs de remise en question abondent. Le Capitole de Toulouse, d’ailleurs, avait lancé sa saison en fanfare (obligé d’ajouter une date devant le succès des réservations) avec plus ou moins la même recette, une œuvre française, ancien pilier du répertoire de l’Opéra-Comique également, Les Pêcheurs de perles de Bizet, avec une nouvelle mise en scène également, confiée aussi à un Français, et une équipe de chanteurs cent pour cent française. D’ailleurs ces œuvres entretiennent des liens étroits, non seulement par leur sujet orientalisant, mais de façon plus précise, le texte même de l’œuvre de Bizet se trouvant rappelé exactement dans le livret de Lakmé, notamment dans les chœurs dédiés à Shiva, alors que l’on retrouve même dans la bouche de l’esclave Hadji la même phrase que prononçait Zurga au début des Pêcheurs de perles :« la perle la plus belle ».
Mais les deux œuvres, si elles mettent en scène à peu près le même trio de protagonistes, un ténor lyrique d’Opéra-Comique, une soprano vocalisante de la même eau et un « baryton d’opéra », sont plus dissemblables en ce qui concerne la portée de leur livret, bien qu’elles aient pour point commun l’aspiration des contemporains pour un ailleurs des plus dépaysants. Car si la Ceylan de Bizet est aussi peu authentique que l’Inde de Delibes, par contre, le livret de Cormont et Carré ne sert qu’à être un support utile pour la musique de Bizet, alors que celui concocté par Gondinet et Gille pour l’œuvre de Delibes recèle une étonnante modernité. En effet, dans un premier temps, les Anglais colonisateurs étaient bien Français dans cette histoire inspirée de Rarahu ou Le Mariage de Loti de Pierre Loti (1880), jusqu’à ce que les librettistes se rendent compte que leur critique du colonialisme risquait fort d’être mal reçue en une époque, la Troisième République, où celui-ci se portait fort bien, de sorte que, transformant les Français en Anglais, passant de la Polynésie à l’Inde, en s’inspirant des récits de Théodore Pavie, notamment des Babouches du Brahmane (1849), où surgit telle quelle la figure de Nilakantha, le brahmane vengeur, ils ont pu dévier les critiques de leur livret sur l’« ennemi héréditaire », rendant ainsi la critique du colonialisme moins criante, le plaisir de railler la perfide Albion faisant passer la pilule. Laurent Pelly, d’ailleurs, revient à la version avec dialogues parlés de la création, dont l’intérêt majeur est de séparer plus clairement les Anglais, à qui les dialogues sont dévolus, et les Hindous, qui ne s’expriment qu’en musique. Dommage qu’une fois de plus Agathe Mélinand ait « modernisé » ces dialogues, y ajoutant une touche de vulgarité inutile, comme elle l’avait fait pour La Périchole en 2022 avec le même Pelly.
Laurent Pelly a bien compris ce cheminement et son travail se développe sur deux axes. D’une part il a voulu libérer Lakmé de toute couleur locale de pacotille : pas de femme aux multiples bras, pas d’éléphants ni d’oiseaux au mille couleurs (ils sont déjà dans la partition !), ni de jungle envahissante. Il dévie les références esthétiques et culturelles vers le Japon, ses cloisons de papier, son théâtre kabuki aux formes épurées, utilisant une veine poétique et onirique qui magnifie la partition de Delibes au lieu de surcharger l’espace de couleurs et de formes. D’autre part, il s’est servi de références précises, liées aux déesses Dourga et Shiva, puisées dans le livret (qui utilise le mot « blanc» ou « blanche » régulièrement), pour en tirer des éléments symboliques évocateurs, au-delà de la seule visée esthétique. Ainsi, il utilise la couleur blanche, couleur de Dourga et Shiva (« Blanche Dourga, pâle Shiva »), à la fois pour les parois de papier entourant la cage de scène comme un ciel, puis formant le fond de scène, parfois ajouré d’une déchirure transversale par laquelle les Anglais vont pénétrer (le symbole est ici très clair en ce qui concerne la protagoniste), et pour les fleurs qui forment un tapis d’abord sur le sol de la cabane de bambous en forme de cage dans laquelle Lakmé apparaît au premier acte, puis au dernier acte ce tapis de fleurs accueillera Gerald après sa blessure et se resserrera de façon oppressante et fortement symbolique au fur et à mesure de l’approche de la mort par Lakmé. D’ailleurs on se demande si ce tapis n’est pas fait de daturas, si la mort n’est pas présente dès le début du parcours de Lakmé, à son insu.
Car le blanc, comme au Japon, est aussi la couleur de la mort, du deuil, et de ceux qui exercent son culte. Ainsi Lakmé est-elle parée de cheveux blancs et de vêtements blancs, symbolisant à la fois sa pureté virginale et son sacrifice à venir, quand elle se couvre la bouche et le menton de peinture blanche pour évoquer son empoisonnement par la fleur de datura, fleur blanche elle aussi. Ainsi le chœur et tous les Hindous sont-ils grimés de beige et parés de vêtements blanc cassé (parfois rehaussés d’un gilet brun) et Nilakantha se voit privé de ses habituels vêtements amples pour être torse nu et entièrement peint de blanc de cendres, comme un vrai sadhou, ermite reclus ayant fait vœu de silence et de mortification. Les profanateurs Anglais, eux, sont habillés de noir ou d’anthracite avec des costumes des années cinquante. De sorte que Pelly renverse habilement les valeurs, en créant un univers à la fois poétique, un rien effrayant (le maquillage kabuki du visage de Nilakantha est menaçant), mais aussi peut-être satirique, dans lequel les Blancs sont les envahis et les Noirs les envahisseurs.
Cette blancheur pourrait faire également référence à l’aspect fantomatique des personnages : le rêve est un mot récurrent du livret, qui intègre les mêmes mots que dit Manon « C’est un rêve… Une folie », Manon, autre petite soeur de l’Opéra-Comique autre fleur qui s’est brûlé les ailes au contact de l’amour et d’un monde qui n’était pas le sien (créée l’année suivante, et dont un des rédacteurs du livret n’est autre que Philippe Gile, co-rédacteur du livret de Lakmé). Lakmé se croit toujours dans un rêve, ce rêve au cours duquel la fille des parias enlève le prince dont elle est amoureuse, et qui lui donne accès à Vishnou. Un rêve dont la légende de la fille du paria racontée par Lakmé devant un tableau de papier accueillant le récit en ombres chinoises serait la mise en abyme, le rêve dans le rêve. Faut-il prendre au sens propre le sens de « Fuyez, chimères » dans la bouche de Gerald, pendant son air du premier acte ? Un rêve peuplé de créatures oniriques, appelées larve en italien chez Gluck. Ainsi Lakmé chez Pelly est-elle aussi une sorte de larve de papillon, qui se voit effeuillée par Mallika au cours du duo des fleurs, et qui, sortant de cette chrysalide de vêtements virginaux, va au contact de l’amour devenir ce papillon qui étend ses ailes au rythme lent des danses de kabuki, comme à la fin de l’acte deux (« Dans la forêt près de nous »).
Pelly tire ainsi un certain nombre de fils, pas toujours totalement aboutis, mais qui constituent un écheveau symbolique et esthétique d’une étonnante cohérence et richesse. Avec l’aide de Camille Dugas, il a conçu des décors simples et dépouillés, souvent très évocateurs, comme la maison mobile en tressage de bambous où apparaît Lakmé et qui figure une prison, ou le chariot à bras où Nilakantha la transporte à l’acte deux et qui ressemble à s’y méprendre à un tombereau servant à emmener les condamnés à l’échafaud. Ils ont imaginé un ingénieux système de cannes de bambous soutenant des lignes de lumignons faits de toile, qui s’étendent et forment à l’envi un dédale de lignes enchâssées où le chœur et les chanteurs se meuvent dans la profondeur pour la scène du marché, et qui habillent habilement l’espace dans la hauteur aussi. Ils sont susceptibles d’être retirés en quelques secondes, permettant des changements de décors très rapides, ce qui ajoute à la fluidité des tableaux et permet un grand contraste entre les duos, où la scène est quasiment vide, et les scènes d’ensemble où le chœur est extrêmement sollicité dans des mouvements tous azimuts. Certains moments sont des réussites absolues, comme celui où Nilakantha forme avec les chœurs un tableau vivant sous une lumière blafarde en arrière-scène, jusqu’à ce qu’il la traverse en diagonale suivi du chœur en forme de coin puis fond sur Gerald et le poignarde dans le dos. Les lumières de Joël Adam sont un adjuvant des plus précieux, distillant des camaïeux pastels de bleus, de gris, de jaune et d’orangés, sous des angles très variés, ajoutant à toutes les atmosphères leur touche délicate. Bien sûr, le dernier acte, avec des techniciens en costume noir qui, à l’aide de raclettes, resserrent le carré de fleurs sous les amants, tels des Parques, est une grande réussite esthétique et symbolique. Pourtant, si certains soli et les scènes d’ensemble sont réussies grâce à une direction d’acteurs de belle facture, les duos, et certains autres soli des Anglais ou des amants souffrent d’une direction d’acteurs plus faible, d’autant plus que, trop souvent, les chanteurs se retrouvent face au public, alors qu’ils s’adressent à d’autres (les décors d’ailleurs auraient permis aisément de faire mieux puisqu’ils renvoient bien les voix, car Nicolas Courjal qui chante parfois de dos ou de côté est parfaitement audible). Il faut dire que, parfois, Pelly semble ne pas trop savoir quoi faire de ces duos, ces fameux duos « d’amour garnis » auxquels on faisait allusion au sujet de Roméo et Juliette de Gounod dont Lakmé est un avatar évident.
Alors que cette production a été créée avec l’ensemble Pygmalion de Raphaël Pichon, et reprise ensuite à Nice en septembre dernier sous la baguette de Jacques Lacombe, c’est le chef belge Guillaume Tourniaire qui officie à la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse à Strasbourg. Il nous avait déjà séduit à Liège, lors d’une mémorable production de Hamlet, et on peut penser qu’il fait aujourd’hui partie des chefs les plus à même de redonner leurs lettres de noblesse à certaines partitions phares de la seconde partie du XIXe siècle français. On ne peut que louer son sens des couleurs orchestrales comme de la pulsation de cette musique, certes volontiers descriptive, mais qui n’est jamais aussi efficace que quand elle fait ressentir au spectateur les emballements du cœur des amants. Tous les pupitres de l’orchestre se montrent sous leur meilleur jour, les cordes (violons, violoncelles) d’une suavité délectable, les cuivres sans accroc et d’une luminosité remarquable, les bois gouleyants et d’une belle transparence. Surtout, la cohésion d’ensemble est superlative sur la baguette du chef belge, de sorte que l’alternance fluide des accelerandi et des alanguissements porte le spectateur vers un plaisir sans mélange. Le prélude est un grand moment bien sûr, avec ses formidables accords éléphantesques, les fusées de cordes qui s’ensuivent, et les chants d’oiseaux des vents qui peignent la jungle comme aucun décor ne pourrait le faire. L’entracte de l’acte deux n’est pas moins splendide, offrant une pulsation et un alliage de timbres idéaux, les flûtes s’allégeant vers une sorte d’extase, avant que les fifres entrent en scène, auxquels même les timbales savent se marier parfaitement. Tout au long de l’œuvre, les motifs récurrents sont savamment dosés. Peut-être le duo des fleurs, si attendu, est-il le plus beau moment de tous, l’orchestre sachant se faire oublier comme en maints autres instants, alors que, toujours présent sous les voix, il tisse une toile d’un éclat iridescent, dans un scintillement au charme hypnotique, les voix d’Ambroisine Bré et de Sabine Devieilhe s’entrecroisant en une tresse enchanteresse. Autre moment hypnotique, l’entracte de la forêt à l’acte trois, où le somptueux miroitement des timbres orchestraux acquiert une fonction dramatique essentielle, puisqu’il exprime l’enchantement que Lakmé peut exercer au service de la guérison de la blessure de Gérald. Mais la production joue aussi sur les silences comme rarement. Lakmé attend presque dix secondes pour entamer la chanson des parias, au cours de laquelle elle continue à jouer sur le contraste des silences (quatre secondes pleines après « elle passe sans bruit »). Plus loin, l’orchestre semble bercer le spectateur lui-même lors du dernier duo, puis le hautbois se fait charmeur comme un serpent après que Frédéric a presque convaincu Gérald de revenir au régiment, et le frémissement des cordes entre les deux parties de « Tu m’as donné le plus doux rêve » nous fait voir les étoiles que Lakmé appelle de ses vœux. Quel tableau, quel orchestre, quel chef ! Seule ombre à ce tableau, un volume parfois un peu excessif, quand l’orchestre couvre Nilakantha au début du premier acte et sur les dernières mesures du dernier acte, et quand le chœur se poste à l’avant-scène dans le final de l’acte deux (« Ô déesse ! Esprit du Gange ! »).
Il ne fait aucun doute que cette production a été taillée sur mesure pour la Lakmé de Sabine Devieilhe. Son costume, dessiné comme une chrysalide de fleur fragile, lui va comme un gant, et on la voit souvent à genoux, le buste ondoyant en une danse lente et hypnotique, de telle sorte qu’on imagine à peine d’autres chanteuses le revêtir. D’ailleurs Katryn Lewek en a fait les frais à la reprise niçoise, alors que sa voix bien plus large et puissante dessinait les contours d’une autre tradition, celle des Joan Sutherland, Christiane Eda-Pierre et Mariella Devia, voix plus larges et corsées, définissant une Lakmé moins centrée sur les clochettes et plus sur l’expression lyrique de l’abandon, avec un médium nourri et un aigu large, faisant de Lakmé la sœur de Manon ou de Juliette (d’ailleurs la créatrice américaine Marie Van Zandt, qui chantait Cherubino, devait avoir un médium fort large). Au fil du temps en France, s’est imposée une lignée de soprani leggeri, de Lily Pons à Mado Robin, de Mady Mesplé à Natalie Dessay, étourdissantes dans l’aria virtuose, émouvantes dans leur fragilité. Sabine Devieilhe est le dernier épigone de ce modèle, bien que son profil vocal ait quelque peu évolué depuis sa prise de rôle. Si, depuis 2014, le suraigu s’est induré, sans compromettre l’éclat de l’air des clochettes, le médium s’est arrondi, et même le grave a gagné en matière (« Et l’a glacé » au troisième acte). Ainsi cette voix aux dimensions relativement modestes, grâce à une diction exceptionnelle et à une projection excellente, diffuse une magnifique lumière fondée sur un vibrato sensuel, admirablement maitrisé. L’artiste est grande, et joue avec intelligence d’une formidable longueur de souffle pour sculpter des phrasés enchanteurs : « Ô vous que créa Brahma » dans la prière initiale est à ce titre impressionnant, tout comme plus loin « Les fleurs me paraissent plus belles » dans le récitatif qui précède « Pourquoi dans les grands bois ». « Je ne veux pas que tu meures » à la fin du dernier duo est filé de façon splendide. La reprise pianissimo de « Tu m’as donné le plus doux rêve », en apesanteur, est un pur enchantement, l’acmé de la matinée, le vibrato de la soprano trouvant l’unisson du cœur des spectateurs, grâce à un phrasé de rêve. Mais plus encore, elle montre une maîtrise des enjeux dramatiques grâce à des effets vocaux toujours fondés sur le sens du texte. Ainsi, « Va » face à Gerald, est si léger et retenu qu’on comprend que la résolution de la fille du brahmane se lézarde face à la tentation que représente l’officier anglais, comme Zerlina face à Don Giovanni avec ses « Non son piu forte ». Cependant il faut admettre que son instrument est trop léger pour traduire pleinement les accents tendus de « D’où viens-tu ? Que veux-tu ?» au second acte, et le « Va t’en » qui suit manque de corps. Mais n’est-ce pas justement la preuve de l’évanescence d’un personnage ainsi dessiné par cette mise en scène ? Devieilhe émeut par la finesse du portrait d’une femme corsetée qui s’éveille aux sentiments, fleur fragile dont l’éclosion à l’amour et à la liberté se conjugue avec la mort. Elle est l’antithèse de Carmen, qui naît et meurt libre, dont elle ne partage qu’une phrase, « Tout est fini », juste avant son dernier air, qui répond à « Entre nous, tout est fini », lancé par la cigarière à son bel officier, lui aussi incapable de la préférer, elle, à une sonnerie militaire résonnant en coulisses. Comment ne pas penser aussi à Manon quand les amants imaginent un instant un avenir possible, « Nous vivrons tous les deux » si proche de « Nous vivrons à Paris tous les deux », quand Gérald en se réveillant a les mots mêmes de Manon (« C’est un rêve… une folie »), et quand au moment fatal, Lakmé va s’éteindre en voyant les mêmes étoiles (« Sous le ciel tout étoilé »/ « C’est la première étoile) ? Mais pour tracer ce parallèle il aurait fallu un Gérald digne d’un Des Grieux.
Pour une telle Lakmé il fallait un Gérald de belle prestance et d’une finesse vocale idoine. On ne peut nier la prestance et l’élégance physique de Julien Behr. Mais en cette matinée, le bât blesse vocalement. Le phrasé est de belle facture, la diction excellente, mais jamais l’aigu ne s’ouvre, le ténor recourant par ailleurs fort peu aux effets techniques attendus, sons filés, messe di voce, pour donner l’épaisseur nécessaire au profil de son officier. son instrument manque de métal et de projection, déséquilibrant les duos, ce qui est inattendu dans une salle de taille modeste face à une voix plutôt légère. Les grands airs manquent de l’élan nécessaire au charme du bel officier, l’aigu est terne et ne sort pas. Tout au plus réussit-il mieux l’acte trois, où son falsettone sied bien à la demi-conscience de Gérald. C’est trop peu pour nous satisfaire.
On attendait beaucoup de la prise de rôle de Nicolas Courjal en Nilakantha. D’une part parce que l’artiste nous a habitués à de grandes performances, d’autre part parce qu’il nous tardait d’entendre enfin une basse dans le rôle du Brahmane. En effet, si celui-ci est expressément écrit pour baryton-basse, un type de voix rare en France ( récemment incarnée par José Van Dam et Paul Gay seulement), comme pour Lakmé deux traditions coexistent : celle des barytons, qui de Georges Baklanov à Robert Massard en passant par Jean Borthayre, Ernsest Blanc, Gabriel Bacquier et plus récemment Stéphane Degout et Lionel Lhote, incarnent plus volontiers le côté forcené du personnage, et une longue lignée de basses aboutissant à Roger Soyer, incarnant de façon sidérante un dernier Nilakantha en 1995 à l’Opéra-Comique aux côtés de Natalie Dessay, et qui présente plutôt l’aspect paternel du personnage, notamment dans sa grande aria. Depuis Soyer, les basses sont fort rares dans le rôle, celles-ci aujourd’hui reculant devant les fa de la partition. Ainsi Nicolas Courjal peut-il impressionner lors de sa première intervention, où tant de barytons manquent de prestance (« Et quand elle éclatera, ce sera la délivrance »). Hélas, un lourd vibrato entache la voix de la basse bretonne en cette matinée, qu’il ne réussira pas à contrôler sur la représentation, de sorte que ses aigus, quoique vaillants, seront trop vibrés du début à la fin. Bien sûr, l’artiste est grand, et il nous régale de demi-teintes délicates (« Allez, allez, Dieu vous entend) », de fin de phrases filées à la manière d’un Liedersänger (« Quand j’entends prier ma fille », « Lakmé, c’est toi qui nous protèges », « C’est un pauvre qui mendie ». Le grave est impressionnant, comme on l’entend rarement dans « Des siens séparant le coupable », l’éclat d’ « Il faut qu’il meure » et « Vengeance! » nous comble. Mais, dans son grand air, le vibrato devient envahissant, et le chanteur brise la ligne avec certains forte malvenus (« Je veux revoir le ciel ») qui gâchent un beau cantabile. Il faut dire que la mise en scène ne l’aide pas, appuyant sur l’aspect forcené du personnage, qui marche parfois les genoux légèrement fléchis, les bras grand ouverts, soulignant la quasi animalité du personnage, qui se met à étrangler Lakmé à la fin de son aria, émettant un petit rire de dément après « Je lirai dans ses yeux », comme le double inversé de sa virginale et pure fille, avec ses dessins en pointes diaboliques sur le front.
Si elle a peu à chanter, Mallika ne passe pas inaperçue, ne serait-ce que par sa participation attendue au duo des fleurs. Ambroisine Bré s’y montre excellente, même si sa voix ici paraît plus sopranisante qu’à l’accoutumée, avec une couleur à peine mordorée. Elle semble se placer comme en quinconce avec le vibrato de la soprano, pour une résultat assez fascinant. Et la mezzo, avec son chignon et ses petits pas rapides, incarne joliment une sorte de geisha. En Miss Ellen et Miss Rose, Lauranne Oliva et Elsa Roux Chamoux sont à la fois pimpantes, aussi prétentieuses qu’espéré, et vocalement très assurées, leur diction est excellente, même si leurs timbres, ici, se différencient peu. Ingrid Perruche campe une Mistress Benson acariâtre à souhait, avec un instrument assez limité dans le grave cependant. Raphaël Brémard ne manque pas de délicatesse en Hadji, même si son instrument est peu stable. Il émeut dans sa belle scène du second acte.
Last but not least, Guillaume Andrieux est sans doute l’artiste qui s’approche au plus près de la perfection sur le plateau. Le baryton français, vif et bondissant, à l’allure déliée, campe un merveilleux Frédéric, à la voix ronde, admirablement projetée, à l’aigu clair et à la diction superlative. Il maîtrise parfaitement les codes de l’Opéra-Comique, et il irradie la scène de sa présence. Mieux, c’est un acteur de premier plan, qui incarne habilement toutes les facettes du personnage : plus sensible et respectueux des coutumes locales au premier acte que ses compatriotes, toujours prêt à aider et secourir son compère Gérald, il montre une facette bien moins séduisante au dernier acte : c’est par lui que le malheur arrive, quand il convainc presque Gerald de revenir à son devoir et de rejeter l’amour de Lakmé. Ici Guillaume Andrieux est stupéfiant, en double de Nilakantha, l’esprit du mal se lisant dans ses yeux.
Enfin nous terminerons ce compte-rendu en évoquant le Chœur de l’Opéra national du Rhin. Sous la houlette d’Hendrik Haas, il se montre parfait. Quoique extrêmement sollicité physiquement par la mise en scène, il rend une copie impeccable. Dès sa première intervention, sa capacité à chanter piano et la netteté des attaques laissent augurer d’une matinée splendide. Les aigus des tutti ne souffrent aucune critique, la cohésion est parfaite comme l’articulation, les pupitres féminins sont au même niveau que les masculins, sans la moindre stridence dans l’aigu. Les phrases les plus difficiles (« Et dans un cercle infranchissable », avec son élan brisé) sont réussies à la perfection, et la position hors champ n’amoindrit pas leur performance : « Ô Dourga, toi qui renais » est idéalement évanescent en coulisses, jusqu’à l’éclat énorme de « Déesse d’or, entends nos voix» porté jusqu’à l’avant-scène. Après un « Descendons la pente » extrêmement délicat au début du troisième acte, même muet ensuite, le chœur émeut par sa présence, assis autour des amants, témoin impuissant de l’inéluctable destin en marche.
Globalement, cette reprise strasbourgeoise est une belle réussite, et il reste deux dates pour profiter du spectacle fin novembre à la Filature de Mulhouse, les 26 et 28 novembre.
Visuels : © Klara Beck