L’Opéra du Rhin ouvre sa saison avec une œuvre contemporaine, reprise d’une création du festival d’Aix-en-Provence. Un conte poétique envoûtant et servi par une très belle distribution, malgré le caractère un peu statique de la mise en scène.
George Benjamin est l’un des compositeurs contemporains les plus appréciés en particulier pour ses œuvres lyriques. « Picture a day like this » (Imagine un jour comme celui-ci) est son quatrième opéra en collaboration avec son librettiste Martin Crimp. Il a été créé au festival d’Aix-en-Provence en juillet 2023.
Remarqué très jeune (il n’a que vingt ans) pour l’originalité et la richesse de ses compositions instrumentales, cet élève d’Olivier Messiaen ne se lance dans l’opéra qu’après sa rencontre avec le dramaturge Martin Crimp, avec lequel il connaitra son premier succès dans le monde l’art lyrique.
Il s’agit alors d’une adaptation de la célèbre légende Le joueur de flûte d’Hamelin intitulé « Into the Little Hill ».
Conte lyrique avec un orchestre en réduction, cette première œuvre pour soprano et contralto ne dure que quarante minutes, et suit de très près l’histoire fantastique de ce musicien qui débarrasse la ville de ses rats, mais, face à l’ingratitude de ses habitants, emmène tous les enfants au son de son pipeau.
Ce sont surtout ses deux opéras beaucoup plus longs et écrits pour une distribution plus complexe et un grand orchestre « Written on skin » (2012) et « Lessons in love and Violence » (2018), qui le propulsent au sommet des compositeurs d’opéras contemporains, ceux dont les œuvres sont régulièrement reprises sur les scènes du monde entier.
Avec le délicat et poétique opéra de chambre « Picture a day like this », Benjamin et Crimp renouent avec leur première expérience commune, celle du conte musical, courte histoire percutante. Deux légendes ont inspiré le livret de Crimp : l’une vient du monde occidental et raconte l’histoire d’un homme qui recherche la chemise de l’homme heureux. Ce dernier est celui… qui n’a pas de chemise. L’autre nous vient d’Orient et appartient à la tradition bouddhiste. Il s’agit cette fois de trouver un grain de moutarde chez une famille qui n’a jamais connu le deuil. Encore une recherche sans fin vers un objet qui n’existe pas.
À partir de cette idée simple, Crimp et Benjamin proposent à leur tour une quête qui repose d’abord sur le pire des deuils, celui de l’enfant mort. La jeune mère vient de perdre un tout petit garçon « qui commençait à peine à former des phrases entières ».
Et elle va faire devant nous ce travail de deuil à partir de la recherche absurde d’un bouton de vêtement appartenant à quelqu’un qui a trouvé le bonheur.
Si elle le trouve avant la nuit, l’enfant ressuscitera. Le temps lui est donc compté comme d’ailleurs la liste des improbables personnages qu’elle devra interroger : un couple d’amoureux, un fabricant de boutons, une compositrice, un collectionneur de tableaux et d’œuvres d’art et, enfin, une femme mystérieuse qui possède un jardin apparemment enchanté.
Mais les amants sont bien loin du bonheur parfait quand la jeune femme découvre que son amoureux aime bien d’autres femmes ainsi que des hommes ; l’homme qui confectionne des boutons a été privé de son emploi et « remplacé par une machine » ce qui l’a conduit à des addictions diverses ; la compositrice est prisonnière de son succès médiatique et a perdu sa liberté de créer ; le collectionneur est obsédé par ses biens, mais ne possède pas la femme qui ferait son bonheur.
Et c’est dans le jardin de Zabelle, son double en quelque sorte, que la mère éplorée va terminer son périple sans avoir revu son enfant. C’est au creux de sa propre main qu’elle découvrira le bouton tant désiré. Car l’histoire de Zabelle est la plus tragique que l’on puisse imaginer, une image du bonheur d’un jour brutalement anéanti qui en fait le symbole du malheur absolu : « Picture a day like this… My garden is turning dark » raconte-t-elle à la femme qui ne veut pas croire à l’épouvantable récit qui suit. Il n’y a pas de bonheur sur terre… même si la dernière phrase de la femme demeure chargée d’ambiguïtés et peut-être d’espoir malgré tout « look, look, the bright button in my hand » (Regardez, regardez, le bouton qui brille dans ma main).
On retrouve le style clair et poétique, fluide et bref de Crimp qui narre cette histoire en une heure de temps de manière tout à fait magistrale, mettant en scène successivement toutes les rencontres de la mère, comme les stations d’un chemin de croix morbide et plaçant au milieu une très belle aria de l’héroïne.
L’instrumentation, réduite, n’en comprend pas moins toute la palette des familles d’instruments et offre une richesse de sonorités différentes, des percussions aux cordes, sans oublier une très belle harpe. Les notes chantées par les artistes sont toujours présentes dans la réplique orchestrale sans pour autant les répéter ni s’y fondre. Et le choix des tessitures offre des contrastes passionnants.
Le style orchestral comme d’ailleurs vocal évolue en fonction des personnages et illustre de très près ce que chacun dit. Ainsi l’amant plastronne-t-il pour vanter ses performances sexuelles et le nombre de ses partenaires en tenant des notes aiguës longuement et avec ostentation tandis que sa maitresse pousse des cris, effrayée par ses révélations. L’artisan en boutons va prendre un timbre de plus en plus aigu, grinçant et dérapant quand il avoue s’adonner à toute sorte de drogues. La compositrice évolue également dans son personnage, très sûr de lui au début de son air, et qui peu à peu s’affole du temps qui passe trop vite un peu comme le philanthrope et mécène dernier partenaire de la mère avant la rencontre avec la fatale Zabelle.
Georges Benjamin avait dirigé lui-même la Première. Dans la grande salle de l’Opéra du Rhin, finalement très propice à la découverte de l’œuvre, c’est Alphonse Cenin qui dirige l’orchestre philharmonique de Strasbourg dans sa formation réduite.
La belle Zabelle et son jardin enchanté, nous livre quant à elle une superbe conclusion, dont la beauté musicale est amplifiée par la magnifique et élégante performance de la soprano Nikola Hillebrand.
La mezzo-soprano Ema Nikolovska est cette mère en quête d’un retour impossible au bonheur et qui refuse la mort. La voix est claire, bien projetée, la diction anglaise impeccable et l’on suit avec attention son périple, admirant sans réserve le bel air qui sert de pivot à l’opéra. On regrettera cependant que la mise en scène lui réserve une posture un peu trop figée qui ne facilite pas la transmission de l’émotion aux spectateurs.
Trois autres interprètes la soprano Beate Mordal, le contre-ténor Cameron Shahbazi et le baryton John Brancy qui étaient déjà de la création à Aix, se partagent les autres rôles réussissant à tromper le public par le jeu des déguisements et surtout du style de prestation différente qu’ils savent observer en étant l’amante puis la compositrice, l’amant puis l’assistant de la compositrice, l’artisan puis le collectionneur. John Brancy en particulier, dans ces deux rôles de composition très différents, montre une vraie capacité à incarner des personnages en leur conférant une très forte personnalité.
La mise en scène de Daniel Jeanneteau, Marie-Christine Soma est celle de la création de l’œuvre à Aix. Elle parait un peu plus animée sans doute parce qu’elle est reprise dans une salle et sur une scène beaucoup plus grandes, ce qui facilite la mise en mouvement des différents tableaux assez astucieusement amenés : le lit des amants, le tapis roulant de la compositrice et de son assistant, le cube de verre dans lequel l’artisan s’est enfermé, le labyrinthe du collectionneur et surtout le jardin imaginaire et plus empoisonné qu’enchanté de Zabelle qui est heureuse parce qu’elle n’existe pas au milieu de ces vidéos luxuriantes et menaçantes conçues le plasticien Hicham Berrada, spécialiste des effets basés sur l’évolution chimique des matières choisies pour ses œuvres.
Esthétiquement, on retrouve la logique de la quête étape après étape, chacune bien délimitée et composant une évolution dramatique cohérente. Émotionnellement, il reste un manque à gagner dans un parti pris trop statique.
On se réjouira que cette œuvre contemporaine très facile d’approche, ait été coproduite par des scènes aussi prestigieuses que le Festival d’Aix-en-Provence, le Royal Ballet et Opéra, l’Opéra-Comique, et les opéras du Luxembourg, de Cologne ainsi que le San Carlo de Naples et le festival d’Erl au Tyrol. L’Opéra du Rhin y tient une place prestigieuse en donnant ces cinq représentations à succès en pleine rentrée, période qui n’est pas forcément la plus facile pour le spectacle vivant. Une belle initiative européenne en faveur de la création.