En redonnant ses lettres de noblesse à cette œuvre française oubliée du compositeur méconnu, Jean-Baptiste Lemoyne, le Badisches Staatstheater s’illustre une fois encore dans le renouvellement de l’art lyrique en organisant la renaissance du patrimoine perdu. Cette Phèdre méritait vraiment de sortir du fin fond des archives.
La ville de Karlsruhe a bien de la chance. Outre un très beau et ambitieux projet de rénovation de l’édifice, son opéra propose des programmes si alléchants que nous n’avons pas hésité à voyager au-delà du Rhin, par deux fois cette saison, pour les découvrir.
Le premier, c’était The Wreckers, ces naufrageurs de Cornouailles britannique, pauvres pêcheurs qui se livraient les jours de tempête, au pillage des navires échoués sur leurs côtés, n’hésitant pas à donner un coup de pouce au destin en allumant des feux trompeurs. Ainsi avions-nous pu découvrir sur scène cet opéra enivrant de la compositrice britannique Ethel Smyth, « oubliée » sur l’étagère des grandes œuvres du début du siècle dernier, réhabilitée grâce à ces magnifiques représentations.
Cette fois il s’agit de la tragédie lyrique, inspirée de la mythologie grecque, Phèdre, qui met en scène la vengeance de la déesse Aphrodite (Vénus), fomentée contre le jeune Hippolyte, fils de Thésée, qui n’a d’yeux que pour Artémis (Diane) la déesse de la chasse et dont Phèdre sera l’involontaire instrument.
La mécanique revancharde broiera la Reine qui se tuera, comme l’infortuné objet de son désir noyé par Neptune dans les flots impétueux de son propre royaume.
Dans le récit d’Euripide (Hippolyte porte-couronne, 420 av. J-C.), l’histoire se déroule dans le palais de Trézène, cité antique, comme l’opéra que Jean-Baptiste Lemoyne compose sur un livret de François-Benoît Hoffman, auteur dramatique prestigieux qui écrivit également pour Cherubini, sa célèbre Médée quelques années plus tard.
Phèdre, créée au château de Fontainebleau le 26 octobre 1786, est le premier succès du compositeur comme du dramaturge et on s’explique mal que cette œuvre de qualité soit ainsi tombée dans l’oubli durant près de deux cents ans jusqu’à ce que, suite à l’enregistrement d’une intégrale du centre de recherche musicale, Palazzetto Bru Zane, en 2020, l’opéra de Karlsruhe en propose la première mise en scène.
Certes, on ne retiendra pas certaines maladresses et invraisemblances ou outrances de l’intrigue dont on connait grosso modo le déroulement grâce à l’admirable Phèdre de Racine que nous avons tous étudié dans notre jeunesse. La puissance dramatique du mythe est sans cesse renouvelée au théâtre notamment et l’on peut également citer une expérience récente, l’adaptation moderne du Phèdre de Sénèque, montée à l’Athénée-Louis-Jouvet.
On s’intéressera surtout à la composition musicale qui transcende le texte et mieux que tout discours, créée une impressionnante montée en puissance de la tragédie à l’état pur, dont le mécanisme est imparable dès lors que les sentiments sont manipulés par la puissance des dieux.
Après une Ouverture un peu décevante, comme si Lemoyne ne savait pas trop comment annoncer son sujet dans cet exercice obligatoire de la Sinfonia, l’opposition entre la passion du jeune Hippolyte pour la chasse (hymne à Diane, « Toi seule as des plaisirs parfaits ») et les affres du désir incestueux qui torturent déjà Phèdre (hymne à Vénus, « Rends le calme à mes sens. Prends pitié de ma souffrance ») annoncent l’affreux et inéluctable destin des deux personnages auquel ils ne pourront pas échapper.
L’écriture musicale est continue, les récitatifs sont puissamment accompagnés par l’orchestre complet et partie prenante des airs qui les complètent. Nous sommes déjà en rupture avec l’opera seria, et Lemoyne se situe dans le sillage de Gluck ou de Haydn, alors même que Mozart s’associe au librettiste de génie Da Ponte pour composer sa fameuse trilogie, les Noces (1786), Don Giovanni (1787) et Cosi fan Tutte (1790).
Comme souvent à l’époque, les compositeurs s’adaptent à leur envie de donner un rôle important à un chanteur ou une chanteuse qu’ils admirent. Avec son opéra précédent, Elektre (1782), Lemoyne avait donné un magnifique emploi de tragédienne à Mme Saint-Huberty dont il avait assuré l’éducation musicale. Cette dernière, réputée pour son sens de la scène autant que pour sa voix profonde (plus mezzo que soprano), avait chanté l’Armide de Gluck mais aussi Pénélope de Piccinni, Ariane dans l’isle de Naxos de Edelmann, ou Les Horaces de Saliéri : autant dire qu’elle avait une nette prédilection pour les emplois de déesses et de mortelles des récits mythologiques de l’antiquité.
Et si l’essentiel des grands monologues de l’opéra de Lemoyne lui est réservé, elle est musicalement très bien entourée : Hippolyte (ténor) apparait surtout au début et à la fin de l’opéra, mais de son monologue avec chœurs vantant les mérites de la chasse à sa confrontation avec Phèdre quand les désirs de cette dernière lui sont révélés (ce qui le plonge dans l’horreur), le contraste entre la légèreté musicale des airs du jeune homme heureux et la gravité tourmentée de son refus d’imaginer une telle infamie, donne également au rôle de ténor des accents héroïques bien éloignés de tout lyrisme convenu. La jeune suivante et confidente de Phèdre, Œnone, est également bien davantage qu’un simple faire-valoir : elle a un très beau rôle de jeune soprano, encore innocente des choses de la vie et qui « trahit » Phèdre en croyant bien faire, désespérée ensuite des catastrophes qui se sont enchainées suite à ses révélations.
Quant à Thésée, qui revient de voyage pour découvrir l’étendue du désastre et recueillir les graves accusations mensongères de Phèdre contre Hippolyte, il participe lui aussi en duos comme en imprécations solitaires, à la montée impétueuse et brutale de la tension créée par une écriture musicale dense et continue, où l’orchestre n’est plus un faire valoir ou un accompagnateur des voix, mais déjà un acteur à part entière, amplificateur des émotions, dans le genre « tragédie lyrique ».
Le moment musical qui illustre la tempête où le monstre marin dépêché par Neptune va anéantir le malheureux Hippolyte, voit en particulier se déchainer cordes, cuivres et surtout percussions, dans un ensemble très impressionnant de sonorités brutales et très évocatrices de la fureur des dieux et des flots. Mais tout au long, le compositeur a pris soin de souligner le contraste entre la douceur des bois (flûte en particulier) et le caractère tonitruant des cuivres (trompette) pour créer des flux alternatifs évoquant le tumulte des âmes tourmentées entre passion, désir, indignation, révolte.
La mise en scène de Christoph von Bernuth ne donne pas dans l’imagination débridée et finalement, ce n’est pas plus mal puisqu’elle permet aux chanteurs de déployer leurs talents sans s’embarrasser de gestuelle trop compliquée et peu nécessaire à la compréhension du drame. Le décor peut pivoter sur lui-même pour présenter soit le grand escalier de marbre du palais, soit une pièce étroite et sombre qui symbolise l’enfermement mental de Phèdre, soit un entre-deux propice aux scènes de liaison, l’ouverture et le premier tableau se situant dans une forêt ( ?) aux alentours du palais.
Les costumes de l’époque victorienne sont l’œuvre de Karine Van Hercke, le metteur en scène ayant choisi de situer la tragédie grecque antique à l’époque pré-révolutionnaire de la Première de Phèdre.
Les robes sont un accessoire enfermant les femmes et rendant leurs mouvements forcément lents et complexes, accentuant le caractère de Phèdre, prisonnière engluée dans une toile d’araignée dont elle ne peut se délivrer. La large crinoline est d’un bleu sombre avant la révélation de son désarroi amoureux puis rouge sang, rouge passion, quand durant son long et fascinant récitatif, elle couvre les murs de sa « prison » du nom d’Hippolyte écrit à la craie par une main compulsive.
Quelques effets visuels, comme les flots de l’océan engloutissant les marches du palais durant la tempête, viennent enrichir une scénographie globalement sobre et efficace qui souligne et renforce le propos d’un opéra que les spectateurs découvrent avec un intérêt évident si l’on en juge par les ovations finales au rideau.
Le Phèdre de Lemoyne demande donc des voix puissantes qui dominent la scène et expriment avec force leurs sentiments.
Et de ce point de vue, comme pour The Wreckers, nous soulignerons la qualité supérieure des solistes de la troupe du Badisches Staatstheater, qui allient splendeur vocale et expressivité théâtrale parfaite.
Outre la direction musicale de Attilio Cremonesi, à la tête de la Badische Staatskapelle, montrant une grande efficacité pour souligner les effets orchestraux dont Lemoyne a paré sa composition et la beauté des instruments d’une formation musicale semi-baroque, semi-classique au diapason actuel (qui n’est donc pas celui de l’époque), le Badischer Staatsopernchor sous la direction de Ulrich Wagner, qui chante souvent alternativement en voix féminines et masculines, impressionne par son homogénéité et son volume sonore tout comme la qualité d’une prosodie française très bien étudiée.
On présentera d’ailleurs le même compliment à l’ensemble des solistes, qui nous ont fortement impressionnés par la justesse de leur français, nous épargnant la plupart du temps la nécessité de recourir aux surtitres, ce qui est un incontestable confort pour le spectateur, lui permettant d’entrer de plain-pied dans la tragédie.
Belle prononciation, diction impeccable et chant … parfaitement adéquat. Il est une tradition, sur les scènes allemandes, de préférer les voix dramatiques pour la plupart des œuvres lyriques, le plus souvent conformément à leurs créateurs d’ailleurs, et pour une telle tragédie il est évident que ce choix est particulièrement agréable et efficace.
Le label PBZ avait fait le choix de voix beaucoup plus lyriques pour la première intégrale de l’œuvre, nous avons préféré celui de la scène allemande qui valorise bien davantage ce que Lemoyne a composé, cette musique émotionnelle impressionnante au service du thème choisi.
Le rôle-titre est incarné par la soliste star de Karlsruhe, Ann-Beth Solvang, que nous avions déjà admirée dans The Wreckers et qui, outre son aisance sur scène pour incarner la tragédie, possède un timbre sombre, flamboyant, puissant sur l’ensemble de la tessiture et explosif dans les aigus d’une stabilité remarquable et littéralement percutants. C’est beau, c’est puissamment incarné, musicalement intelligent et émotionnellement bouleversant. Et l’on n’oubliera pas de sitôt sa belle et grande silhouette se tordant de douleur dans son air final « Hippolyte succombe et c’est moi qui l’opprime ».
L’autre révélation du plateau c’est le baryton « maison », Armin Kolarczyk. Membre de l’Ensemble (troupe) de l’opéra de Karlsruhe, il a récemment chanté tout autant Lawrence le gardien de phare de The Wreckers que Don Alfonso dans Cosi ou Falke dans Fledermaus. Avec ce Thésée, il tient manifestement un rôle qui lui tient à cœur tant il en donne une interprétation magistrale et inoubliable : le timbre est là aussi magnifique, couplé avec une expressivité et une coloration différente donnée à chaque note, qui fait de sa grande colère (« O jours affreux, O destin déplorable »), l’un des moments les plus dramatiquement efficaces de la représentation.
Mais la réussite d’un opéra comme ce Phèdre tient aussi à l’homogénéité d’une distribution centrée sur ses quatre rôles principaux (plus le Chœur).
Et il est particulièrement satisfaisant de voir à quel point les qualités du ténor Krzysztof Lachman (Hippolyte) malgré une légère sonorité nasale dans les aigus et de la soprano Anastasiya Taratorkina (Oenone) à la voix d’une pureté et d’une beauté exceptionnelle, complètent avantageusement l’ensemble.
Dès son récitatif de l’acte 1 (« Le jour parait ») suivi de son hymne à Diane, le ténor fait valoir ses qualités vocales percutantes : beau timbre à la fois juvénile et décidé, belle prosodie française, vaillance des aigus et stabilité d’une voix bien contrôlée. Il sait aussi faire évoluer son personnage et devenir jeune homme indigné face à Phèdre et désespéré tout comme résigné face son père (admirable « Si votre amitié m’est ravie » suivi du « grands dieux quelle est ma destinée »).
Quant à la charmante, mais fatale Oenone de Anastasiya Taratorkina, elle brille tout particulièrement dans l’acte 1 lors de ses beaux duos avec Phèdre quand elle recueille avec espoir les confidences de cette dernière « Enfin les dieux sont touchés de vos larmes » puis plus tard quand elle en essuie les reproches amers « D’un époux menaçant, la voix s’est fait entendre ».
Et le propre des « ensembles » ou troupes étant d’avoir de très nombreux chanteurs de qualité qui peuvent incarner alternativement les rôles principaux ou secondaires, les deux Comprimari, le Grand de l’État et Acamas, sont assurés respectivement par Oğulcan Yılmaz et Phillip Hohner. Le premier était le gardien du Phare de The Wreckers en alternance avec notre Thésée d’hier, Armin Kolarczyk.
Après le succès de ce retour sur scène d’une œuvre française, la direction de l’opéra annonce déjà : « après 200 ans d’oubli, Phèdre est présenté pour la première fois dans son intégralité – en prélude à une programmation qui se concentrera spécifiquement sur le répertoire français moins connu dans les années à venir. »
Nous prenons rendez-vous avec plaisir !
Phèdre, tragédie lyrique von Jean-Baptiste Lemoyne, livret de François-Benoît Hoffman.
Réservations ici
Visuels : © Felix Grünschloß