Le deuxième épisode du Ring imaginé par Calixto Bieito a été ovationné par le public à la Première. La direction de Pablo Heras-Casado et la distribution globalement remarquables ont transcendé une mise en scène brillante et souvent agressive, dans laquelle l’amour est le seul espoir d’une effrayante dystopie.
On se souvient de L’Or du Rhin, le premier opus du Ring donné en début d’année à l’Opéra Bastille. Nous évoluions dans un monde d’en haut et un monde d’en bas et partout, la médiocrité et la méchanceté régnaient en maître. Dans les décors de Rebecca Ringst, Calixto Bieito avait construit un espace dans lequel l’humanité perdait pied, submergée par un univers virtuel qui avait pris le pouvoir.
La note d’intention du programme de La Walkyrie explique que le Walhalla est devenu une sorte de quartier général du « Big data ». Les câbles qui relient, surveillent, envahissent sont omniprésents, mais ce monde montre ses limites quand, à l’extérieur, les guerres se multiplient, des guerres protéiformes, « militaire, nucléaire, bactériologique, mentale et neuronale ».
À l’évidence, Bieito a cruellement décidé de nous jeter nos pires cauchemars à la figure. Notre monde serait voué à la prise de contrôle généralisée par une petite élite ; notre monde serait destiné à être invivable. Prémonitoire ? Peut-être, mais ne constatons-nous pas les premiers signes de l’effondrement ? Chacun pourra convoquer ses propres angoisses pour tenter de se projeter et répondre à ses propres interrogations.

Alors, bien sûr, l’univers qui nous est montré est souvent « too much » et la scène finale n’est pas des plus réussies, mais il est cohérent. Les protagonistes doivent s’équiper de masques à gaz pour aller affronter ce qui est à l’extérieur. Le monde est compartimenté et cet extérieur recèle de tels dangers que chaque cellule est devenue autonome. Mais… au travers de cet état dépressif persiste un espoir, un sentiment, qui, finalement, ouvre une porte à un semblant d’optimisme. « La Walkyrie raconte aussi comment l’amour peut subsister au milieu de la destruction totale » dit Bieito qui, dans ce monde hostile, décide d’explorer les âmes.
D’une manière générale, La Walkyrie est articulé autour d’une suite de duos, souvent de confrontations. Siegmund face à Sieglinde, Fricka face à Wotan, Wotan face à Brünnhilde par deux fois. À chaque fois, Wagner laisse s’épancher les sentiments. Et ce qui est passionnant avec cette mise en scène, c’est que, dans les duos qui convoquent un rapport de force, ces face-à-face prennent un côté ambivalent. Fricka n’est-elle destinée qu’à être une matrone revêche face à son époux infidèle ? Pourrait-elle, au contraire, être une femme débordante de sensualité, à la sexualité inassouvie ?
Hormis son instant de désobéissance, Brünnhilde est-elle condamnée, à être la fille soumise qui tremble devant son père ? Ou peut-il y avoir un moment clé d’émancipation et un point de bascule dans les relations qui animent ces deux êtres ?
On ne divulgâchera pas, mais Bieito ouvre là des portes et c’est assez passionnant.

Par ailleurs, même si tout est loin d’être parfait, de très belles idées de mises en scène contribuent à la cohérence du spectacle ; ainsi, par exemple, les walkyries qui cachent Brünnhilde sont progressivement déconnectées, perdent leur énergie et partent en claudiquant. Ou lorsque conscient de la disparition de son pouvoir numérique, Wotan arrache les câbles de son antre ; ou encore lorsqu’il décide de devenir un cadavre parmi les autres ; ou aussi, Brünnhilde s’ouvre subitement à l’amour ; ou encore lorsque l’on réalise que le monde qui survit ne pourrait bien être composé que de robots (dont un chien) ; ou encore lorsque les images qui se télescopent nous montrent qu’un autre monde a dû exister ; ou enfin cette image d’un Siegmund qui étreint son père lorsque celui-ci le transperce de son épée…
Quant aux vidéos, elles sont porteuses du cauchemar, des loups, des chasseurs et des chiens qui tuent le noble cerf. Elles montrent les immeubles qui s’effondrent, les armées qui déferlent.

Alors, bien sûr, il y a des passages moins réussies comme cette trop longue scène durant laquelle Wotan dépose des masques à gaz au sol, probablement pour prévenir ou protéger le futur intrus qui entrera dans l’espace contaminé où repose Brünnhilde.
Mais, même si certains trouveront que le décorum qui nous est proposé est laid et correspond peu à leur imagerie de mythologie allemande, ce n’est là qu’une réserve pour une suite convaincante d’idées pertinentes qui font de cette production un tout cohérent et éloquent.
Mais le spectacle tient aussi sa force de la direction particulièrement inspirée de Pablo Heras-Casado qui lance la représentation de manière très lente, semblant nous dire là, que l’aventure qui nous est racontée va être très longue et que les protagonistes seront les propres maîtres de leur horloge. Et, en effet, on a le sentiment que le chef les suit autant qu’il les accompagne, alors que l’Orchestre de l’Opéra de Paris (hormis quelques cuivres pas toujours irréprochables) déverse un son magnifique dans la grande salle de Bastille. Et si l’on a relevé la lenteur du début, au fil de la soirée, Heras-Casado va se saisir de Wagner pour en faire ressortir les respirations autant que les points saillants. L’Orchestre de l’Opéra de Paris, dont ce n’est pas la spécialité, peut, ce soir, se targuer d’avoir donné du grand Wagner. Est-ce l’effet de la connexion entre celui-ci et le chef ? (avec une interrogation ironique à la clé, tiendrait-on enfin le directeur musical de cette maison ?). Et enfin, commel’on aime lorsque ce grand Orchestre gronde emplissant l’immense auditorium au moment de la chevauchée des walkyries.

Être pris, lorsque l’on est solistes, dans un travail aussi radical que celui que propose Bieito, ne laisse guère d’autre choix que de se lancer à corps perdu dans l’aventure. Les acteurs sont flamboyants. Le metteur en scène les prend comme ils sont, ne les embellit pas nécessairement dans les costumes imaginés par Ingo Krügler.
Mais, il leur donne ainsi une humanité triviale, celle qui ouvre précisément la voie à l’amour. Seul Hunding, le vrai méchant univoque, enfile méthodiquement un uniforme qui ne nous laisse pas de doute sur son assujettissement à un système totalitaire. Les autres sont vêtues de manière très simple ; Sieglinde porte la robe à fleurs ordinaire d’une femme au foyer violentée et humiliée par son époux ; Wotan n’a rien d’un roi des Dieux. Et, comme pour combattre la grossophobie si fréquente à l’opéra, quel plaisir de voir la Brünnhilde de Tamara Wilson, en s’émancipant, se débarrasser de sa robe de princesse, sortir de sa chrysalide, connaître l’extase et jouer de son corps dans un justaucorps moulant… comme quoi un geste politique peut occasionnellement se cacher dans un costume banal.
Alors, bien sûr, ce récit d’humains (ou de Dieux, ce qui, avec Bieito, est quasiment la même chose) n’appelait pas des surhommes et des surfemmes tels que certaines scènes peuvent parfois en donner dans Wagner. Ici, c’est une équipe de chanteurs talentueux, pour lesquels on sent que le travail collectif a produit ses beaux effets.

Stanislas de Barbeyrac confirme, lui qui amorce la représentation avec des accents quasi-mozartiens, qu’il s’affirme comme l’un des grands Siegmund du moment. Totalement habité par son personnage, il est immédiatement cet intrus qui est entré dans la maison d’Hunding, et il est ce fils de Dieu qui n’a connu que des malheurs et exhibe sa souffrance et ses blessures. Certes les aigus forte ont un peu tendance à perdre de la couleur, certes le chanteur n’est pas franchement un de ces heldenténor qui se saisissent parfois du rôle, mais ses « Wälse ! » ont un sacré impact.
Face à lui, il trouve la plus humaine et la plus captivante des Sieglinde en la personne d’Elza van den Heever, une femme que « possède » Hunding, comme on possède un animal, et dont la voix s’épanouit dans des aigus, lumineux, et qui lance toutes ses forces dans son cri final, « O hehrstes Wunder ! Herrlichste Maid!…» (« Ô prodige sublime ! Vierge splendide entre toutes !…)
Alors, bien sûr, avec deux tels jumeaux, bâtards de Wotan, il n’était pas facile de distinguer ensuite les vrais Dieux d’autant que, comme on l’a dit, ils sont eux-mêmes pris au piège de l’amour. Vocalement, Ève-Maud Hubeaux ne manque pas de prestance, mais elle a véritablement la voix trop claire pour le rôle de Fricka.

La défection de lain Paterson a permis à l’Opéra de Paris d’offrir un beau cadeau aux spectateurs de la Générale et de la Première puisque Christopher Maltman est un Wotan fabuleux. Il maîtrise, survole même la partition de bout en bout et s’affirme, vocalement et dramatiquement, comme le roi de la représentation.
Certes, Tamara Wilson n’a pas l’assise vocale de certaines de ses illustres devancières et sa voix située surtout dans l’aigu ne s’épanouit que rarement dans le médium et quasiment jamais dans le grave. Mais pourtant, quelle Brünnhilde phénoménale ! Quelle actrice accomplie on l’a dit, jeune fille qui abandonne son doudou-cheval de bois, et véritable torche lorsqu’il s’agit d’affronter son père. Elle est seule à avoir le droit de s’élever dans les décors comme si, finalement, plus que son père et Fricka, c’était elle qui incarnait la vraie noblesse des Dieux.

Enfin, Günther Groissböck, même s’il est un peu avare d’aigus, est un Hunding comme il faut, aussi médiocre et violent que glaçant dans son uniforme de nazi new-age.
Et, puis, il y a ces walkyries quasi-bioniques (Louise Foor, Laura Wilde, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Katharina Magiera, Jessica Faselt, Ida Aldrian, Marvic Monreal, Marie-Luise Dreßen) tout à fait impressionnantes, sans cheval, mais escaladant les tours du décor et jetant les corps telles des forcenées.
Alors, pour s’évader d’un présent à l’actualité déprimante, n’est-il pas meilleur remède qu’une excitante fin du monde confiée à des fossoyeurs comme Bieito, Heras-Casado et leur équipe ? Les spectateurs survivants de la Première (et beaucoup de jeunes amateurs) ont, en tous cas, témoigné d’une joie retentissante à l’issue de la représentation. L’ovation reçue indique que ce Ring (qui sera donné en intégralité en novembre 2026) est désormais sur une très bonne voie.
Visuels : © Herwig Prammer