C’est un magistral et remarquable Wozzeck d’Alban Berg que nous propose l’Opéra de Lyon, sous la direction enflammée de Daniele Rustioni, dans une mise en scène efficace et originale de Richard Brunel, avec des artistes de très haut niveau dont Stéphane Degout dans le rôle titre et Ambur Braid dans celui de Marie.
Richard Brunel, directeur de l’Opéra de Lyon, rêvait depuis longtemps de monter Wozzeck, l’opéra d’Alban Berg. C’est dans le cadre d’une étroite collaboration avec son directeur musical, le chef d’orchestre Daniele Rustioni, d’une part, et le baryton qui-sait-tout-chanter, Stéphane Degout, d’autre part, que le projet a pu voir le jour et ouvrir très brillamment la nouvelle saison.
Dans un entretien publié dans le programme, Richard Brunel raconte que Woyzeck, la pièce (inachevée) de Georg Büchner a été « son premier choc théâtral » alors qu’il était « encore au lycée ». Il était alors fasciné par « les questions qu’elle soulève comme la relation entre individu et société », la coexistence entre responsabilité et culpabilité », le thème de « l’anti-héros ». Par la suite il a énormément apprécié la mise en scène de l’opéra presque éponyme de Berg par Patrice Chéreau, qui « lui a ouvert l’univers musical, littéraire et pictural des années 1920-30 ».
Il n’est pas le premier à avoir d’abord découvert la pièce, avant d’avoir la chance de voir l’opéra que le compositeur autrichien écrit entre 1912 et 1922 soit près de cent ans après son modèle théâtral (1836).
Et de ce point de vue, c’est sans doute le double ouvrage qui pose le plus clairement la question du rapport entre théâtre et opéra, et qui interroge sur l’apport fondamental de la musique, non comme accompagnement, supplément d’âme ou illustration sonore, mais comme expression propre de l’histoire racontée.
Car Berg à l’instar de Wagner, a lui-même écrit son livret à partir des 32 fragments de la pièce pour en faire 15 scènes ou tableaux, qui s’agencent de manière volontairement chaotique, multipliant les ruptures de style musical pour mieux rendre compte des affres qui torturent le pauvre Wozzeck, sujet d’expériences et qui deviendra criminel.
Et les fortes situations renforcées par des dialogues, souvent bruts et hardis, sont comme enchâssées dans des formes musicales fort variées. Le compositeur viennois est un élève de Schönberg et utilise pour son opéra toutes sortes de formes qui se succèdent créant cette impression de torrent permanent, dérangeant, annonciateur de la folie du temps présent dès les premières notes : musique atonale (sans choix précis de tonalité), écriture dodécaphonique (qui donne une valeur égale aux douze notes de la gamme chromatiques en demi-tons), mais aussi des formes plus classiques comme la fugue, la passacaille, la pavane, la gavotte et même la polka. En adoptant la technique du « sprechgesang » (parlé-chanté) pour la partie vocale, Berg renforce l’aspect théâtral tout en offrant à la voix la possibilité d’être le plus souvent partie prenante de l’instrumentation générale de l’œuvre. Quant aux leitmotive, ils représentent tout autant les personnages que les situations.
Mais entre les accords dissonants de l’orchestre, l’alternance entre moments lyriques, voire dansants, et moments héroïques et violents, mais aussi entre orchestre au grand complet et formation chambriste, l’œuvre est novatrice, originale, et reste un choc pour ceux qui la découvrent. Et elle recèle tant de lectures possibles, qu’elle a inspiré de nombreux excellents metteurs en scène qui en donnent une vision suffisamment différente pour que l’on ait l’impression de redécouvrir le foisonnement de l’œuvre à chaque vision.
Richard Brunel choisit de focaliser son interprétation sur « Wozzeck » sujet d’observation. Au-delà de l’expérimentation des médicaments sur sa (pauvre) personne, son comportement sera observé par une grosse caméra qui gesticule au-dessus de la scène au bout d’un bras articulé, le tambour-major installe la vidéo surveillance et tout est observé sur de petits ordinateurs portables (dont malheureusement, depuis la salle, on ne distingue guère les images). Des modules représentants les « lieux » se succèdent sur le plateau nu, flanqué de portes qui se referment toujours quand Wozzeck essaie de les franchir, le contraignant à rester dans sa bulle, dans son monde. Dans la vision de Brunel, Wozzeck fait don de sa personne, de son intimité, de sa (misérable) vie au voyeurisme de nos sociétés avide de télé-réalité et à la manière du film Truman Show. Il consent à ce que ses actes soient contrôlés et étroitement surveillés au milieu du décor sans complaisance d’Étienne Pluss, qui passe de la table d’opération à un abribus, à la cuisine ou la chambre de la petite maison avant de revenir sur le grand plateau nu qui ne s’animera vraiment que pour la scène de la taverne. La lumière blafarde devient alors, soudainement, comme ensoleillée alors que l’on danse et qu’un petit orchestre joue directement hors la fosse.
Ce jeu de petites boîtes qui vont et viennent, suggère parfaitement l’enfer dans lequel Wozzeck s’enferme progressivement sans espoir de retour. Et pour renforcer cette illustration de l’emprise des pouvoirs sur le petit peuple, Brunel transforme les deux apprentis du livret de Berg en personnages qui détiennent du pouvoir, un prêtre et un ministre.
On n’en sort pas davantage lorsque lui et Marie sont censés se promener près d’un étang et la scène finale se déroule dans la cuisine où l’enfant s’installe pour manger entre ses deux parents morts et où c’est sur la télé accrochée au mur qu’il est interpellé par les autres enfants.
Ajoutons que la direction d’acteurs est précise et donne à chacun un véritable caractère, des cruels tourmenteurs de Wozzeck que sont le docteur et le militaire, à Marie, celle qui sera tuée et qui campe une femme forte et déterminée.
Sous la direction de l’excellent chef Daniele Rustioni, l’orchestre et le chœur de l’opéra de Lyon montrent qu’ils maitrisent parfaitement la complexité musicale de l’œuvre et lui donnent vie et couleurs comme rarement. Aussi à l’aise dans Tchaïkovski, dans Puccini que dans Strauss, le maestro nous donne une magistrale leçon d’opéra, variant les styles, s’autorisant de véritables déluges de décibels fort bien menés tout autant que des temps de respiration plus lyriques, valorisant toutes les parties, soutenant les chanteurs dans leur difficile exercice. On ressort comme assommé par la puissance de l’ensemble servi par un plateau vocal de haut niveau et parfaitement homogène.
Car ce qui distingue à nos yeux les grandes maisons, c’est bien la qualité globale d’une distribution et pas seulement celle des rôles principaux.
Stéphane Degout nous aura éblouis tout au long de la saison passée et commence très bien celle-ci. Rappelons que nous l’avons successivement apprécié dans Lessons in Love and Violence de George Benjamin à la Philharmonie de Paris l’automne dernier, puis dans l’inédit Guercoeur donné au printemps par l’Opéra national du Rhin, et dans Eugène Onéguine au Capitole de Toulouse, sans oublier un grand Winterreise à l’Opéra-Comique. Autant dire que non seulement, il sait chanter dans toutes les répertoires musicaux et dans toutes les langues, mais, de surcroit, sa prononciation parfaite, son timbre chaud de baryton et l’originalité de son interprétation scénique, en font l’un des artistes lyriques les plus impressionnants de sa génération.
Wozzeck n’est pas une prise de rôle, mais malgré tout c’est pour lui, un début dans la mise en scène très exigeante (et astucieuse) de Brunel. Il doit montrer l’évolution d’un personnage prêt à se sacrifier pour faire vivre sa famille qui devient peu à peu un véritable psychopathe et perd la raison. Le baryton est comme un papillon attiré par la lumière et qui s’y brise peu à peu les ailes. Non seulement il joue admirablement bien cet ahuri victime d’un système qui le dépasse, mais il chante à merveille dans un allemand idiomatique qu’il pratique souvent grâce au Lied, maniant avec une apparente facilité le fameux sprechgesang du compositeur. Tout lui réussit et on salue encore une fois, son exceptionnelle prestation.
Il a comme comparse la soprano dramatique canadienne Ambur Braid dont nous avons déjà eu l’occasion de vanter les qualités notamment en teinturière dans Die Frau Ohne Schatten sur cette même scène (mais également à Francfort en Salomé puis en Rachel dans La Juive). Elle campe une Marie fière et altière, brûlante et passionnée, qui vit sa vie comme elle l’entend. Vocalement elle est stupéfiante, envoyant ses aigus avec une facilité déconcertante, sans jamais les crier malgré les écarts de note difficiles imposés par la partition. La voix est large et puissante et l’incarnation, extraordinaire.
Il en est de même pour le percutant Capitaine du ténor Thomas Ebenstein dont les aigus forte s’imposent dès le premier tableau, et qui sait user d’une projection insolente pour darder la salle de ses aigus tranchants. Dans un style plus intérieur, comme un tortionnaire genre serial killer volontairement effrayant pas son côté monocorde pénétrant, son comparse l’inquiétant docteur de la basse Thomas Faulkner, fait la paire pour représenter ceux qui tirent les ficelles pour leur intérêt propre sans la moindre pitié pour le pauvre Wozzeck.
Et l’on remarque tout autant l’Andrès du gallois Robert Lewis du Lyon opéra Studio, promotion 2022-2024, que les habitués connaissent bien puisqu’il a déjà chanté dans les plus belles récentes productions de Lyon comme le Coq d’or, Die Frau Ohne Schatten, Elias et la Fanciulla del West. Timbre clair et belle projection là aussi, il donne une dimension inhabituelle à son personnage, le seul à éprouver de l’empathie pour Wozzeck.
Le Tambour-major de l’élégant ténor américain Robert Watson représente une tentation évidente pour Marie tandis que les solistes du Lyon Opera Studio de la promotion 2024-2026, démontrent une fois encore la qualité de cette institution, avec Jenny Anne Flory en Margret, Hugo Santos en prêtre (en fait premier apprenti dans la partition), Alexander de Jong en Ministre (second apprenti) et Filipp Varik en fou. De nouveaux noms à retenir !
La salle totalement remplie a accueilli cette œuvre difficile avec enthousiasme, ovationnant l’ensemble des protagonistes et saluant une incontestable prouesse.
Wozzeck d’Alban Berg, du 2 au 14 octobre
Opéra en 3 actes
Livret du compositeur, d’après la pièce Woyzeck de Georg Büchner
Création à Berlin en 1925
Nouvelle production de Richard Brunel
Coproduction Opéra de Lyon, Opéra royal de Stockholm
À la mémoire de Michael Cavanagh, directeur artistique de l’Opéra royal de Stockholm
Photos : © Jean-Louis Fernandez